Elle le voit maintenant clairement :
son corps est ici-bas une merveille du ciel ;
son corps est fait pour célébrer la rencontre des quatre éléments
avec les plumes d’oiselle de ses jambes,
la flamme de son ventre,
ses hanches solaires,
ses seins créés par la force qui a enfanté la Voie Lactée,
l’ondulation de source de ses mèches au soleil,
l’empreinte épousée de ses pieds par le sable.
C’est une évidence :
Son corps est fait pour le tumulte des vagues,
le satin de la lumière,
les écharpes emmêlées de la brise,
la danse des chemins.
Il est fait pour être paré par l’aurore.
C’est une chance, vraiment.
Et pourtant…
Il suffit de traverser la mer pour constater
que quarante pour cent des corps féminins sont encore
corsetés par les conventions
Ne te fais pas remarquer ma fille
S’il te plaît ne sois pas trop jolie
Quarante pour cent de femmes et de filles
à qui l’on demande de se tenir droites malgré les épreuves
Quarante pour cent de femmes
soupçonnées de trop vibrer de trop aimer
sujettes au qu’en dira-t-on d’autres femmes d’autres filles
Quarante pour cent de femmes
qui se consacrent entièrement
à un homme jaloux du vent
qui effleure leur gorge
Quarante pour cent de femmes
boutonnées jusqu’au menton
Au-delà
quatre-vingt pour cent des corps féminins
lapidés excisés brimés frappés prisonniers d’épais tissus soustraits à tous les regards derrière une cage de fil
Et la mort arrive tôt
souvent dès la naissance
Le corps d’une petite fille
promis à un mari qui ressemble à son père
ou noyé dans le fleuve
Ce corps fouillé ouvert
Ce corps dont une main épaisse écarte la peau et extrait l’ultime goutte
Ce corps happé par une bouche édentée et avide
parce que c’est un fruit facile à manger
Et si ces corps sont répudiés
donc apparemment délivrés
de la servitude ancestrale
parce qu’ils ont été trop servi
sur le plateau des désirs
quatre-vingt-dix pour cent sont meurtris
par les tâches lourdes
marqués par les hématomes
déformés par les sacs de pierre
et les cruches remplies de tourbe
souillés par les immondices
parmi lesquels il faut extraire
quelques miettes
ou quelques piécettes
au choix
Quatre-vingt-quinze pour cent d’autres corps
arpentent les trottoirs des mégalopoles
juchés sur des talons aiguilles
fardés à être méconnaissables
tandis que la pluie ou la neige
s’infiltrent dans les bas résille
déchirés par la pince
d’un porte-jarretelle
qu’on n’a pas eu le temps de réajuster
au bord du lit défait
Partout dans le monde
être une femme ne veut rien dire
Une icône une effigie
une bête de somme ou de foire
une vierge prostituée
oui
Souvent ces corps n’enfantent pas
trop affaiblis qu’ils sont pour nourrir des projets
Ce sont des corps de gestantes
aux mamelles tirées tant de fois
qu’elles sont vides et sèches
Et si l’on revient sur cette terre
ici
dans ce pays
dans cette région
dans cette ville
quatre-vingt-dix-neuf pour cent des corps féminins
sont liftés épilés liposucés jusqu’au sang botoxés resculptés par le bistouri
au nom de la beauté
Corps qui doivent atteindre la taille idéale
d’un mannequin dénutri sur un podium
Corps qui subissent l’abstinence
de ce qui est beau doux bienveillant tolérant
Corps musclés à outrance
pour affronter les hommes
Corps qui font la une sur les papiers glacés
et sur lesquels le regard glisse
parce qu’il les a déjà croisés quelque part
à une fête de Miss ou dans un vieux fantasme
Corps manufacturés
dont le ricil masque les larmes
dont le rouge à lèvres souligne la bouche ouverte sur le silence
dont les ongles sont vernis
pour limer tout rêve jusqu’à la racine
pour éteindre toute raison d’être
Et pourtant…
Lorsqu’elle se voit dans le miroir
après un régime qu’elle a abandonné,
elle se trouve unique,
grâce à ce corps dont l’ADN
n’est à nul autre pareil,
ce corps-merveille
qui réjouit chaque grain,
chaque goutte,
chaque souffle,
chaque étincelle.
Géraldine Andrée
