Elle rêve d’écrire
Quand elle ouvre son cahier, le soir, sous sa lampe de travail, elle se dit :
J’écris pour moi ! Rien que pour moi !
Mais au fond d’elle-même, elle sait très bien qu’elle se raconte des histoires et qu’elle nourrit silencieusement ce souhait, comme un jardin secret, d’étirer à l’infini les lignes de ses mots entre tous les immeubles, toutes les rues, toutes les villes, tous les pays…
Elle rêve d’écrire pour la fille qui rentre de son emploi précaire dans son petit studio et dont elle voit par la fenêtre les murs blancs comme les pages d’un cahier vierge, sous la lumière de l’halogène.
Elle rêve d’écrire pour toutes les fenêtres éclairées, pour les vendeuses qui ajustent des vêtements d’hiver sur des mannequins blafards dans les vitrines, pour les open-spaces où chaque ordinateur en veille est une île bleue au large de la nuit.
Elle rêve d’écrire pour le voyageur tardif qui s’engouffre dans la dernière rame de métro, pour l’intermittente du spectacle qui apprend par cœur ses répliques sur un strapontin de train de banlieue, malgré l’annonce déshumanisée des arrêts successifs, et qui croisera peut-être, sans le voir, le voyageur tardif sur un escalator, entre deux correspondances…
Elle écrit pour l’agent de propreté qui entortille sa serpillère dans des bureaux vides, pour l’homme d’affaires qui réserve en ligne son vol vers New York, laissant sa femme fêter seule l’anniversaire de leur fils…
Elle rêve d’écrire pour toutes ces solitudes…
Elle rêve d’écrire les histoires de toutes ces solitudes.
Elle rêve d’écrire pour sa solitude à Elle et à Lui, c’est-à-dire pour ce conducteur qui s’engouffre, pleins feux, sur l’autoroute et qui aurait pu être son amant – qui sait – si la main du Grand Écrivain avait inscrit leur rencontre au chapitre 7 du sommaire de leur biographie…
Elle rêve que ce conducteur, après avoir roulé toute la nuit, s’arrête dans une aire de repos au moment où l’aube point… Qu’Il s’endort et rêve de chaque recoin de son cœur à Elle, comme s’Il en avait visité la chambre en réalité… Qu’Il en découvre tous les mystères, toutes les émotions qui L’animent et qui se rappellent à Lui, parce qu’Il a bien lu Son Livre avant de prendre la route, et qu’Il a vécu tout ce qu’Elle raconte…
Elle rêve de Lui qui se rêve feuilletant Son Livre qui L’a tant marqué, dévidant les phrases de Son journal intime devenu roman, les scandant au rythme d’une étrange rationalité onirique, tel cet aphorisme à l’accent si intime :
J’ai toujours vécu en pensant que j’allais mourir au petit matin.
Elle rêve qu’Il s’exclame de vive voix dans son rêve :
Mais c’est tout Moi, ça !
Vivre à cent à l’heure…
Pourquoi ?
Et leurs rêves, après la rencontre de leurs histoires respectives, s’entrelacent comme leurs doigts, comme s’Ils prenaient ensemble un café à la cafétéria de l’aire de repos…
Alors, il lui faut bien l’admettre :
ce petit cahier sous sa lampe de bureau est le témoin de son éclatant désir d’exister aux yeux de tous ceux qu’Elle ne verra jamais.
Elle continue donc à écrire comme Elle rêve,
à rêver comme Elle écrit.
Géraldine Andrée
