Acheter
une grande
et profonde
bibliothèque,
non pour ranger
les livres
des autres,
mais pour aligner
tous mes cahiers
bien remplis,
signe
d’une vie
pleinement
vécue.
Géraldine Andrée
Acheter
une grande
et profonde
bibliothèque,
non pour ranger
les livres
des autres,
mais pour aligner
tous mes cahiers
bien remplis,
signe
d’une vie
pleinement
vécue.
Géraldine Andrée
C’est un cahier tout simple, en vérité,
un cahier qui, comme on dit,
« ne paie vraiment pas de mine »,
un cahier à la reliure brune
comme les prunes flétries
en automne,
un cahier aux feuilles
si fines
que la mine
d’un crayon
les transperce
ou que l’encre les traverse
si l’on souhaite écrire
avec une plume.
Et en tournant la page,
l’on peut lire
à l’envers
les méandres
des phrases.
On sait alors
que l’on est arrivé
de l’autre côté.
Ce papier
un peu jauni
possède,
cependant,
l’éclat
d’un miroir.
Et je revois
comme si les jours
de jadis
passaient
devant mes yeux
le sourire
de mon grand-père,
les fleurs
du cerisier,
la mosaïque bleue
du couloir
de la maison
de vacances,
la cabane de bois
près de la rivière
et le chapeau
de Claire
qui dépasse
entre les herbes
sauvages.
C’est un humble cahier,
fait pour la profondeur
de ma poche,
mais ce cahier
a changé ma vie
car il a métamorphosé
mon regard
sur tous ces instants
que je croyais morts
et qui, pourtant,
habitent
comme des enfants
ma mémoire.
Géraldine Andrée
« Je n’ai pas été vivre dans la capitale ;
Je lui ai préféré les monastères de montagne.
La saveur de ce qui est sans saveur : là est ma joie.
Mon talent fut d’être sans talent. J’ai vécu ainsi.
Je suis moi-même. Pourquoi vouloir être un autre ?
J’ai vu le monde. Je suis retourné vivre aux champs.
J’ai des amis : un pin, un bosquet de bambous.
J’ai des frères : les oiseaux du ciel,
les fleurs de la montagne,
le soleil et le vent.«
Quelle chance ai-je, vraiment,
de lire un poème du temps lointain,
un poème de la Chine ancienne,
qui date de mille-cinq-cents ans,
un poème de Sin K’I-TSI.
Quand le Poète a écrit ces lignes,
je n’existais pas.
Alors que je lis ces lignes aujourd’hui,
le Poète n’existe plus.
Je l’imagine
traçant au pinceau
chaque mot,
dans la lumière veloutée
d’un crépuscule d’été
qui filtrait à travers
sa fenêtre de monastère,
une lumière qui a existé,
bien avant que je ne sois née.
Le Poète ignorait que quelqu’un
– comme tant d’autres sûrement –
accueillerait dans sa chambre
ces vers écrits
comme s’ils étaient contemporains
aux années deux-mille-vingt.
Et moi, quand je suis venue au monde,
j’ignorais que le destin me mènerait
à la clarté profonde
de ce poème.
Telle est la vérité, à mon sens,
de la Poésie :
faire de l’Autre
– qu’il soit Poète ou Lecteur –
son prochain
à travers le temps
et fixer depuis le début d’un millénaire
cette rencontre
sans que l’un et l’autre se connaissent.
Aussi ai-je la chance,
vraiment,
d’avoir à la hauteur
de mon cœur
un poème aussi lointain,
tandis que la lumière veloutée
de ce crépuscule
entoure
la dernière
strophe,
telle une fenêtre
ouverte à tous
les signes.
Géraldine Andrée
Tu te souviens quand tu faisais la planche dans ton enfance ?
Moi, je me souviens. Bras et jambes écartés en étoile. Je suis l’astre de la mer. L’eau se mêle à mes cheveux qui deviennent des algues. L’eau entre dans mes oreilles et le mouvement du courant se confond avec le tempo de mon sang. Je m’adapte aux flux et reflux de l’Univers. J’épouse la vague qui s’avance et se retire. Mieux : je m’y accorde. Je suis le rythme parfait, universel de toute chose. C’est un voyage presque immobile que de faire la planche. On ne se déplace que de quelques centimètres mais on avance dans un autre état de conscience.
J’oubliais ainsi mes problèmes de petite fille : la copine qui avait préféré une autre à moi, les sermons de mes parents, l’inquiétude de la rentrée qui se profilait. Les questions qui me taraudaient la nuit – » Serai-je dans une classe sympathique ? Pas comme l’année précédente où c’était horrible ! » – cessaient quand je me laissais porter par l’eau. J’accédais ainsi sans bouger, sans fournir aucun effort, sans faire preuve de la moindre volonté, à une petite éternité dont j’étais l’unique horlogère.
Certes, je soupçonnais qu’il pouvait se produire des événements bien plus dangereux en-dessous. Des courants se levaient peut-être des abysses ; des tourbillons surgissaient sûrement des profondeurs. La mer n’était pas calme en son cœur. Des lames de fond étaient susceptibles d’emporter un téméraire esquif. Mais ces tumultes ne me concernaient pas. Ils étaient loin, bien en-dessous de moi, et seule importait la paix de l’eau sous mes reins.
Quand une tempête existentielle s’annonce, que les flots de la vie s’apprêtent à brouiller ta vision de l’avenir, que le rouleau des jours menace de te déséquilibrer, qu’une houle incontrôlable est susceptible de t’emporter dans une direction que tu refuses, souviens-toi comment tu faisais la planche, enfant.
Autrement dit, lâche prise sur les problèmes de fond. Laisse-toi bercer par le courant doux, ténu de l’instant présent. Dispose tes bras et tes jambes en étoile. Suspends-toi entre deux temps.
Comme je ne bénéficie pas de la mer là où j’habite, j’ai trouvé une autre manière de faire la planche. J’écris. La page est ma Méditerranée. Je m’offre au mouvement subtil de l’encre. J’accepte de dériver jusqu’au mot suivant, de franchir des portions d’espace calme, d’apprivoiser l’inconnu sans que je me sente menacée.
En faisant la planche sur la page, je me sens en sécurité. Les problèmes de l’existence n’ont plus prise sur moi car j’existe, indépendamment de quoi ou de qui que ce soit.
Je suis à l’écoute des murmures que provoque l’imperceptible mouvement de mon bras écrivant. Et lorsque j’ai fini, je m’aperçois que mon corps est devenu ce poème qui fait la planche sur les remous de la vie.
Tu peux faire pareil. En écrivant. En peignant. En composant de la musique.
Peu importe ce qui gronde en-dessous de toi. Tu ne peux le maîtriser, de toute façon.
Alors, seuls comptent le corps de ce bouquet de couleurs qui flotte sur le papier, le déhanchement de la gamme, la silhouette de cette poésie tout entière livrée à l’infini.
Ne pense pas à ce qui se trame dans les profondeurs. La Vie te préparera toujours de l’imprévisible.
Mais en attendant, fais la planche
sur ta propre présence.
Géraldine Andrée
Si je devais « achever l’Inachevé »,
je dirais adieu à la maison avant qu’elle ne soit détruite. Je regarderais chaque arbre, chaque fleur, chaque caillou, chaque oiseau du jardin et je saluerais le platane roux qui coiffait les tuiles de ma chambre en disant :
– Demeure de mon enfance, tu demeures dans ma mémoire à jamais!
Je caresserais la chatte qui aimait s’asseoir sous la corolle des lampes, le soir, et j’emporterais le reflet vert de ses iris qui me regardent parfois dans mes rêves.
J’aurais bien conscience que j’embrasse pour l’ultime fois ma grand-mère, par une belle journée de juin, avant qu’elle ne s’éteigne.
J’irais sans crainte sur la terrasse qui surplombe la ville et je décrirais à ma grand-mère aveugle tous les bleus qui se mêlent à la lisière de la terre et du ciel.
Je terminerais le journal de mon adolescence.
Je prendrais des notes précises sur le paysage lors de ce voyage en autocar à la frontière irakienne ; je parlerais au silence du désert qui m’était offert. Et j’écouterais le murmure du vent dans les sables comme si c’était la voix d’un amant.
Je photographierais le Mont Ararat à l’aube en songeant avec un sourire adressé à mon âme : « Les valises peuvent bien attendre ! »
J’aurais le courage de parler au téléphone à mon oncle avant son grand voyage, l’année où il neigea beaucoup.
Si je devais « achever l’Inachevé »,
j’accomplirais tout cela et bien plus encore.
Je prendrais conscience du coeur battant de la vie juste avant la mort – moi qui, trop vivante, si légère et insouciante, presque insolente vis-à-vis de la gravité du temps, impatiemment debout dans le soleil,
n’ai pas su accomplir tout cela à temps.
Peut-être qu’il existe un seul chemin pour « achever l’Inachevé »,
écrire
une lettre à chaque feuille, chaque fleur, chaque caillou, chaque étincelle, chaque aile
que j’ai quittés trop vite,
de peur d’être quittée ;
une lettre à la chatte sous la lampe de chevet,
aux bleus de la ville,
à ma grand-mère dans son fauteuil,
à mon oncle quand ma voix est restée muette un soir de janvier,
à mon cahier fleuri d’adolescente oublié dans un tiroir – que j’avais pourtant intitulé Mémoires,
à moi-même qui ne savais pas
que c’était « la dernière fois ».
Ecrire ces lettres
me prendrait toute la Vie.
Ecrire ces lettres
redonnerait vie
aux morts qui me parlent, parfois,
dans la nuit.
Géraldine Andrée
Je me souviens :
c’était une belle après-midi de septembre comme Dieu n’en fait plus.
Au retour du rendez-vous chez le podologue que j’avais réservé pour soigner ton ongle incarné,
nous sommes rentrés dans la librairie-papeterie du quartier,
toi parce que tu voulais acheter une carte pour Les Jumeaux comme tu disais, moi parce que je voulais renouveler mon matériel d’écriture.
J’ai pris deux cahiers, l’un mauve, l’autre bleu.
Comme je ne savais lequel choisir,
je t’ai demandé ton avis.
« Prends celui que tu préfères ! »
M’as-tu dit.
Et je m’entends encore te répondre :
« Non ! Je prendrai celui que toi, tu préfères ! »
Tu m’as désigné le cahier aux reflets bleu clair
comme l’océan fiancé à la lumière.
J’ai pris aussi sur l’étalage
des cartouches d’encre noire
pour que les mots durent longtemps
dans la trace que je confierais au temps.
Lors de notre passage à la caisse,
tu as déclaré :
« C’est moi qui offre ! »
J’ai riposté :
« C’est beaucoup trop ! »
Après une dispute sur le ton de la tendresse,
il fut convenu que tu me ferais le présent
des cartouches d’encre.
Tu mourus au mois d’octobre.
De nombreux jours se sont écoulés
sans que j’écrive.
Je me contentais de vivre.
J’ai même rangé les cartouches
d’encre noire
au fond d’un tiroir.
J’avais peur de laisser s’en aller à jamais ta présence
au fil de l’encre,
à chaque instant annoncé
par un mot nouveau,
et d’être ainsi l’auteur
de la dissolution de ta mémoire
dans l’espace blanc.
C’est seulement quatre ans après cet achat
qui, sans que je le sache alors,
ressemblait
à un cadeau d’adieu,
que j’ai inséré ce matin
la première cartouche
que tu m’as offerte
dans mon stylo plume
qui a aussitôt quitté,
alerte,
les bords du papier.
Et – peut-être que tu le vois,
de là où tu demeures –
la majuscule de la phrase initiale
possède la grâce
de la fleur
qui revient
à fleur de chemin.
Géraldine Andrée
Édimbourg. Août 1990.
Mon amoureux vient de partir. Il ne reste comme seule trace lisible de notre amour – qui s’arrêtera quelques mois plus tard – les sillons creusés par nos corps sur les draps.
La voix d’Al Stewart dont la chanson Year of the Cat passe à la radio remplit la petite chambre.
Par la fenêtre, je vois les lueurs des lampadaires s’allumer dans les flaques de pluie.
Je regarde le mur de brique rouge de la maison d’en face qui s’assombrit doucement dans le soir et je me souviens que je ne désire plus rien à ce moment-là, que tout ce que j’ai vécu – les violentes disputes de mes parents pour ce voyage en Écosse organisé avec mon premier amour, le froid, le mal de mer – m’a parfaitement menée à cet instant sans désir qui ressemble au bonheur et où je rencontre seule à seule la voix d’Al Stewart.
L’ Année du Chat, ce fut pour moi cette année 1990 quand j’éprouvais l’indicible sensation d’avoir tout accompli, alors que ma vie commençait à peine.
Avoir vingt ans et grâce à tous les événements que j’avais traversés, être là, à me contenter de reprendre mon souffle, au bord du temps.
Géraldine Andrée
Au fil de ma vie
Géraldine Andrée
Parce que les lieux perdus peuvent se retrouver dans la trace que laisse l’écriture, les disparitions ne sont ni inéluctables, ni définitives.
Il est des biographies d’hommes célèbres, de stars.
Il est aussi des biographies d’inconnus qui cultivent des jardins qui ne leur appartiennent pas ; des biographies d’humbles maraîchers qui font éclore les fleurs et les fruits des autres.
Il est des biographies d’anonymes qui font advenir la terre en secret.
Il est des biographies de pays, de jardins, de feuilles, de lumières ; des biographies qui passent de bouche à oreille, de rêve en rêve et que le murmure d’une fontaine bien ancienne traverse ; des biographies de l’invisible et de l’indicible.
C’est cette biographie que je vous propose de vous faire découvrir aujourd’hui, une biographie nouvellement née de la collaboration entre Marie-Hélène Ferracci et L’Encre au fil des jours/Géraldine Andrée (Muller).
Il était une fois un jardin ajaccien dont vous pouvez suivre le fil du chant, de l’eau et de l’Ariadne ici. Souvenez-vous ! Il n’est pas si loin, ce jardin ! Il vous attend à la prochaine page !
Pour cela, suivez l’Ariadne…
Géraldine Andrée
Le bonheur pendant que le café coule
de changer ma cartouche d’encre
et de toucher avec ma plume
le ciel satiné de la page
que m’offre mon cahier
le dimanche matin.
Je n’ai même pas besoin
d’ailes
pour m’envoler
loin
car je m’abandonne
à chaque mot
qui vient.
C’est cela,
finalement,
être libre.
Géraldine Andrée