J’ai poussé le portail comme autrefois, quand je rentrais de l’école. Et je ne me suis plus sentie la même.
Les lieux avaient-ils à ce point changé ?
Partout, de l’herbe folle, des ronces, des chardons, et ces orties dont les piqûres incendiaient mes nuits. Partout, des arbustes non taillés « depuis des lustres », comme aurait dit mon père.
J’avais passé de si nombreuses années à désherber mes pensées, à défricher mes émotions avant de déchiffrer le sens de ma vie. J’avais coupé tant de racines, arraché les tiges de tant de projets stériles, déterré le chiendent de tant de vieux chagrins avant de tracer mon chemin.
Aussi ne me suis-je pas reconnue dans ce jardin. Et le jardin, lui non plus, ne m’a pas reconnue.
Il était à l’envers dans ce désordre de verts et moi, je me retrouvais, certes, à l’endroit,
mais pas au bon endroit.
Ce sentiment d’étrangeté m’a enveloppée comme un manteau glacé, après que j’ai franchi le seuil de la maison.
L’écho de mes pas me renvoyait à cette fille qui n’était plus, que je n’étais plus. Tandis que les aiguilles de mes talons martelaient le sol du corridor, je m’éloignais de l’ancienne enfant qui avait vécu ici, dans ces pièces aujourd’hui dépouillées, vidées, dégarnies.
Les fleurs de la tapisserie de ma chambre avaient jauni sans se refermer. L’automne durerait à vie.
Je passais d’une pièce à l’autre, comme si je feuilletais des pages où plus rien ne s’écrirait. Et toujours cette épineuse question :
Passais-je de moi à l’autre, de l’autre à moi ?
Dans le salon sans miroir, un carton gisait, à moitié ouvert. Que d’images défraîchies, de rêves dépassés, de journaux intimes désuets dont l’écriture tourmentée de jouvencelle témoignait du fait que je n’écrirais plus ainsi… Celle qui s’était épanchée dans ces feuillets était la fille à qui j’avais cessé de ressembler, une bonne fois pour toutes, même si ma signature, elle, n’avait guère changé. Frêles pattes de coccinelle que les lettres de mon prénom qui s’avançaient sur une ligne presque effacée. C’était la seule preuve de mon identité.
Et cette sempiternelle question :
Était-ce moi qui ne reconnaissais plus l’enfant ?
Ou était-ce l’enfant qui ne me reconnaissait plus ?
Avais-je à ce point grandi ? Il me semblait, en parcourant ces cahiers, que je contemplais un autre visage dans leur miroir de papier. Tant d’autres pièces à explorer s’étaient ouvertes dans mon regard. Chambres de désirs, d’amours, de passions inextinguibles.
Je n’avais rien hérité de la vie de mes aïeux dans ce lieu mais je possédais un merveilleux trésor : la certitude que j’avais une vie à poursuivre. J’étais devenue la gardienne de la chambre de mon cœur.
J’ai tout balayé du regard.
Il fallait partir.
Définitivement.
Ma maison était désormais ailleurs.
Ma maison pouvait se démultiplier à l’infini. Dans une chambre en Italie, dans une grotte en bord de mer, dans un café illuminé au milieu de l’hiver. Dans des poèmes aussi. Et dans mes livres favoris. Dans Writing to the bones de Natalie Goldberg. Ce livre sur l’écriture. Car il n’existe pas, à mes yeux, de meilleure forme de pérennité que d’écrire sur l’écriture.
On écrit, selon Natalie, comme on fait son deuil.
On écrit comme on franchit un seuil.
Parce que l’on tourne la page.
On écrit comme on vit.
En allant toujours de l’avant.
Vers l’inconnu. Vers le blanc.
De page en page.
À remplir. À meubler. À décorer. À habiter.
Écrire, c’est passer d’un espace à l’autre.
Écrire, c’est devenir une autre.
Écrire, c’est aller plus loin,
de l’autre côté,
au-delà,
là-bas.
Écrire, c’est passer.
C’est trépasser.
Pour renaître au cœur d’autres maisons, d’autres cahiers.
Natalie dit que l’on ne devient écrivain que si l’on accepte de dire adieu à tout ce qui est et qui, à partir du moment où l’on en prend conscience, n’est déjà plus.
Le présent est à chaque instant dépassé.
Écrire, c’est explorer toutes les manières de dire adieu.
Noter dans la marge, puis oublier, comme on quitte la silhouette familière sur le bord d’un quai.
Résumer. Figer dans un sommaire. Annexer.
Pour partir l’esprit libre.
Écrire parce que l’on n’espère plus de retrouvailles.
Alors, on laisse reposer les vivants comme les morts sur un lit de papier.
Écrire parce que l’on ne croit pas aux apparitions.
Écrire parce que tout ce qui importe, c’est la circulation de l’encre. Et pour que l’encre circule, il faut se permettre de vivre d’autres histoires.
Chaque souffle de notre vie est unique. Comme est unique chaque lettre que nous traçons durant la longue phrase du périple de notre existence. Il n’y en a pas une qui ressemble à l’autre. Chaque trait de plume possède sa propre vibration, imperceptible et néanmoins si présente, si palpitante. Chaque boucle est une aile qui s’apprête à se déployer de manière différente.
Alors, j’ai trouvé l’art et la manière de tirer un trait sur celle que je fus.
Je montre à la petite fille sa place dans ma chambre intérieure.
Je lui dis : « Assieds-toi, ma fille ! »
Je lui donne des feutres de couleur et je la laisse libre de dessiner son jardin avec toutes les herbes folles, tous les chardons argentés, toutes les orties bleues qu’elle veut. Je l’autorise à se cacher dans cette végétation brouillonne, à disparaître derrière une haie débordante de feuilles si elle le souhaite, tandis que je note en titre :
Une chambre en Italie.
Avec quelques mots, je brode une fleur rose sur le drap blanc.
Quelques pétales, c’est bien suffisant.
Nouvelle pièce.
Nouvelle page.
La future amoureuse et moi, nous nous attendons mutuellement.
Géraldine Andrée
