Tu t’appelais Henri.
Ton prénom est mon seul souvenir.
Tu es mon grand-oncle, c’est-à-dire le frère de ma grand-mère paternelle.
Tu étais mort depuis longtemps quand je suis née.
De toi il n’y a nulle photographie. Alors, j’invente ton regard, la couleur de tes cheveux, ton sourire. Je crois que tu avais une moustache mais je n’en suis pas certaine.
Je ne t’ai connu que par ce que l’on disait de toi qui, à jamais réduit au silence, ne pouvais te défendre et rétablir la vérité.
On te prêtait des pulsions obscures, animales, une sorte de colère archaïque, un tempérament caractériel.
La famille ne résuma ta courte vie que par deux actes.
Le premier est qu’un soir d’été, tu avalas en entier le noyau d’une pêche. Tu échappas par miracle à l’étouffement et à l’occlusion intestinale. Le lendemain, paraît-il, le noyau ressortit par ton rectum sans causer de dégâts.
Le second acte te fut, en revanche, fatal. Tu eus la malchance de vivre sous la période de l’Annexion de la Lorraine qui était alors en guerre comme le reste du pays. Tu travaillais dans une usine dirigée par les Allemands. Lors d’un déjeuner, tu ne supportas pas la remarque d’un commandant.
Tu lui lanças la soupière à la figure.
Le lendemain, tu dus partir sur le front russe sous les couleurs du drapeau allemand.
Tu mourus, fauché par une balle dans l’uniforme de l’ennemi.
J’imagine le vermillon de ton sang dans la neige bleue de Russie, ce sang que nous avons en commun.
Tu représentas définitivement la honte. Aucun membre de la famille ne voulut te réhabiliter. Moi, je ressens aujourd’hui ta colère comme un mouvement de révolte, un désir de liberté et de dignité. Ton impulsivité n’a été que l’expression de la vie. Et pour la vie tu mourus.
J’ignore si ton corps fut rapatrié et où on t’a enterré.
On ne répare pas le passé.
Mais à toi dont le prénom s’est toujours murmuré dans l’ombre,
toi qui dans ma mémoire n’as pas de tombe
sur laquelle une main dépose
à chaque Jour des Défunts
quelques chrysanthèmes
ou quelques roses,
je dédie cette brève biographie en prose
qui se situe à la frontière du poème
pour qu’elle te soit un pays
où, enfin, tu reposes.
Géraldine Andrée