Étiquette : mémoire
Le présent d’une biographie
Sans titre
Toute petite, j’assistais à tes séances de bricolage. Je me souviens comme tu soudais. De crépitantes lueurs jaillissaient de tes doigts. Tu viens du pays des forges, des flammes qui se lèvent haut. J’appartiens, moi aussi, par ton sang, à ce pays de suie et de feu, à cette succession de villages et de villes qui se terminent par -Ange (Algrange, Volmerange, Gandrange, Hayange), à ces paysages constellés d’étoiles noires, tombées sur les toits et les chemins. Maintenant, tu es feu. Mais lorsque je traverse cette région en voiture ou en train et que je vois le soleil briller sur l’acier rouillé, il me semble que ta main invisible soude dans une myriade d’étincelles mes jours reliés à toi depuis le ciel.
Géraldine Andrée
Ma mère et moi
Ma mère et moi déplaçons nos chaises selon le mouvement des nuages devant le soleil.
Soudain, ma mère me demande :
-Qui est cette Autre assise à côté de toi ?
Je lui réponds de ma voix qui se veut la plus calme :
-Mais Maman ! Il n’y a que nous deux !
A moins que… ma mère ne voie une véritable amie d’âme, invisible pour moi qui me sens seule parfois…
Ma mère me donne des nouvelles de ses parents qui ont, paraît-il, loué un studio dans la grande avenue et font leurs courses tous les jours dans la petite épicerie qui n’est qu’à quelques pas d’ici.
Oui, ils sont bien revenus de l’au-delà, plus jeunes qu’autrefois.
Si tu le veux bien , on organisera un déjeuner dimanche prochain, puisque ce sera Pâques.
Tu pourras te libérer, j’espère… Il faut que je prévoie le menu. Et si je faisais un soufflé aux pommes de terre ? Après, on partira pour une promenade…
On est le quatre août mais peu importe. Claire et Pierre s’annoncent à notre porte dès la première note de cloche.
Ma mère s’inquiète de savoir si l’arbre sur la place du village de son enfance a dépassé les tuiles de sa maison.
Puis, elle se plaint que ses ongles sont trop longs.
Alors, je les lui coupe.
On est tranquille. Ils peuvent repousser au rythme monotone des jours
pendant que la mémoire gambade dans un autre temps
où les morts sont bien vivants.
Géraldine Andrée
Personne
Personne ne peut prolonger
la lueur d’une luciole d’un ver luisant
d’une flamme de bougie
d’un météore dans le soir
Personne n’a ce pouvoir
Mais il demeure
la mémoire
pour témoigner
qu’une telle lueur
a existé
dans une nuit
comme celle-ci
Géraldine Andrée
Ma mère me dit
Ma mère me dit :
Prends les clés de l’appartement
et ne rentre pas trop tard.
Il y a deux ans encore,
ces mots auraient eu un sens correspondant au présent où ils auraient été prononcés.
Mais aujourd’hui,
nul besoin de prendre les clés : toutes les portes sont ouvertes.
En guise d’appartement, ma mère a une petite chambre toute blanche, avec, en face de son lit, la photo d’un voilier, long pétale qui glisse à fleur de sa plage préférée : Roscoff où elle aurait aimé un jour retourner.
Et si je pars, je ne rentre pas. Je reviens seulement la semaine suivante.
Ma mère a beaucoup oublié. Elle n’a plus la notion du temps.
Mais ses mots, eux, ont gardé la mémoire.
Géraldine Andrée
Tu t’appelais Henri
Tu t’appelais Henri.
Ton prénom est mon seul souvenir.
Tu es mon grand-oncle, c’est-à-dire le frère de ma grand-mère paternelle.
Tu étais mort depuis longtemps quand je suis née.
De toi il n’y a nulle photographie. Alors, j’invente ton regard, la couleur de tes cheveux, ton sourire. Je crois que tu avais une moustache mais je n’en suis pas certaine.
Je ne t’ai connu que par ce que l’on disait de toi qui, à jamais réduit au silence, ne pouvais te défendre et rétablir la vérité.
On te prêtait des pulsions obscures, animales, une sorte de colère archaïque, un tempérament caractériel.
La famille ne résuma ta courte vie que par deux actes.
Le premier est qu’un soir d’été, tu avalas en entier le noyau d’une pêche. Tu échappas par miracle à l’étouffement et à l’occlusion intestinale. Le lendemain, paraît-il, le noyau ressortit par ton rectum sans causer de dégâts.
Le second acte te fut, en revanche, fatal. Tu eus la malchance de vivre sous la période de l’Annexion de la Lorraine qui était alors en guerre comme le reste du pays. Tu travaillais dans une usine dirigée par les Allemands. Lors d’un déjeuner, tu ne supportas pas la remarque d’un commandant.
Tu lui lanças la soupière à la figure.
Le lendemain, tu dus partir sur le front russe sous les couleurs du drapeau allemand.
Tu mourus, fauché par une balle dans l’uniforme de l’ennemi.
J’imagine le vermillon de ton sang dans la neige bleue de Russie, ce sang que nous avons en commun.
Tu représentas définitivement la honte. Aucun membre de la famille ne voulut te réhabiliter. Moi, je ressens aujourd’hui ta colère comme un mouvement de révolte, un désir de liberté et de dignité. Ton impulsivité n’a été que l’expression de la vie. Et pour la vie tu mourus.
J’ignore si ton corps fut rapatrié et où on t’a enterré.
On ne répare pas le passé.
Mais à toi dont le prénom s’est toujours murmuré dans l’ombre,
toi qui dans ma mémoire n’as pas de tombe
sur laquelle une main dépose
à chaque Jour des Défunts
quelques chrysanthèmes
ou quelques roses,
je dédie cette brève biographie en prose
qui se situe à la frontière du poème
pour qu’elle te soit un pays
où, enfin, tu reposes.
Géraldine Andrée
La porte de la petite armoire
La porte de la petite armoire vitrée demeure ouverte depuis plus d’un an, selon le même angle, comme si tu étais juste venu y prendre quelque chose – un clou, un tournevis, un outil.
Et je cherche sur la table l’ultime objet que tu as posé, mais je ne le trouve pas car il se confond avec tant d’autres objets que tu as placés là, des mois avant lui.
Telle est l’absence :
une porte ouverte dans l’invisible
et qui fait revenir le dernier souvenir
parmi d’autres souvenirs qui lui ressemblent.
Géraldine Andrée
Retour
Je me surprends
parfois
à croire
qu’il suffirait
de pas grand-chose
– un titre
tôt paru
dans le jour
qui te survit,
un coeur
de laitue
à aller acheter
au Corso,
l’appel
de ma mère
venu
du coeur
de sa lingerie,
le café
à faire couler
en un seul
murmure
dans la cafetière
blanche,
une mesure
à prendre
avec ton rapporteur
qui brille
au soleil
d’une fin
d’après-midi
de dimanche –
pour que ton pas
franchisse
le seuil
et que tu te proposes
de revivre
avec nous
aujourd’hui
Géraldine Andrée
Toussaint 2019
Comment est-ce possible
que je voie de manière si précise
ce grain de beauté sur ton menton,
les reflets roux du jour
sur ton crâne chauve,
les deux boutons gris
en haut de ton col de chemise,
l’éclat de ton alliance
quand tu lèves la main gauche
pour verser le vin du dimanche,
la paire de lunettes que tu changes
avant de lire le journal ?
Derrière les verres épais,
ton regard me semble loin
en allé sur le chemin
d’une phrase
et pourtant, je le retrouve
lorsque tu as fini
de lire ton article
et que tu quittes
ta chaise
pour éteindre la lampe…
Comment est-ce possible
que je te voie ainsi vivre,
alors que tu es mort
depuis presque un an ?
Géraldine Andrée