Je l’avais laissée dans un coin de ma mémoire… Non pas oubliée, car sa présence s’était profondément imprimée dans mes souvenirs, mais je me demandais avec un certain détachement ce qu’elle était devenue. Sans doute avait-elle été vendue…
Et c’est par un après-midi pluvieux de dimanche comme celui-ci qu’elle m’a été rendue. Maman, au moment de tomber gravement malade, avait eu la prémonition de me la redonner, avant que la bourrasque de l’organisme des tutelles ne vide toute sa maison, balayant avec la même technique expéditive mes affaires personnelles.
Un peu désemparée à la vue de la housse blanche, je me suis dit :
– Que vais-je bien pouvoir en faire ?
Après tout, ce temps était révolu et ma psy m’avait sermonnée devant mon désir irrésistible de revenir sur les traces du passé :
– Vous voulez écrire complètement votre avenir ? Alors, n’apportez pas dans votre présent des énergies anciennes !
Je l’ai donc rangée dans la partie la plus inaccessible de ma bibliothèque, où il me faut péniblement me baisser, afin de trouver le titre que je cherche.
Pourtant, après le décès de Maman, j’avais besoin d’espace pour ranger les livres qui avaient séjourné sur ma table de chevet pendant toute la traversée de mon deuil. Je me suis alors sentie obligée de la sortir et de la déposer au centre de ma table, près de la fenêtre. Étant habituée depuis de longues années à l’ordinateur, j’ai pensé :
– Allons ! Elle me servira d’objet décoratif !
Quand j’ai ôté sa housse blanche au soleil, j’ai été éblouie par son éclair de jais.
Les unités de mesure, le clavier, le chariot, les touches, les lettres dorées de sa marque étincelaient comme autrefois, lorsque j’étais penchée sur elle, du haut de mon adolescence :
Ma machine à écrire Royal.
La machine à écrire mes rêves d’écriture.
Je l’ai longtemps regardée.
Quand le chariot s’était-il arrêté de manière ultime ? Sur quel mot ? Quel instant ? Quel signe ?
J’essaie de remonter le temps :
C’était un été particulièrement pluvieux. Celui de mes dix-sept ans. J’étais seule à la maison pour quelques jours, car mes parents étaient partis réparer un dégât des eaux dans leur studio de vacances. Comme j’avais peur de l’océan du silence qui envahissait cette grande maison, je m’étais réfugiée dans la cuisine, mon île éclairée par la lampe puissante du plafond. Attablée devant ma machine à écrire dont les pieds avaient laissé des marques durables sur la nappe à carreaux rouges, rivée à elle comme par une corde invisible, j’ai entrepris d’écrire, jour et nuit, un recueil de poèmes. Tout absorbée par la frappe des touches sur le papier, cette scansion qui donnait un rythme à chacun de mes vers, je n’entendais plus le tambour de la pluie sur les vitres. J’étais satisfaite du sentier de mon poème que je traçais au fur-et-à-mesure que j’avançais, jusqu’à ce que surgisse l’ornière d’une faute de frappe ou de langue. Alors, pleine de rage contre moi-même, j’arrachais la page et je recommençais. Rebrousser chemin… Réécrire après une relecture fiévreuse… Que de feuillets pour une simple strophe ! Malgré ma hâte d’en avoir terminé, faire preuve de patience. Me soumettre à la petite sonnerie qui me signalait que je franchissais la marge :
Retour à la ligne.
Puis est venue l’heure où tous ces poèmes ont eu l’heur de me plaire. Je les ai rangés dans un porte-document vert. J’ignore aujourd’hui si j’ai gardé trace de ces textes. Même si leur écriture a occupé ma vie avec une telle obsession que je mangeais et dormais à côté de la machine, je ne me souviens plus d’un seul vers, d’un seul titre. Comme si je ne les avais jamais écrits. En vérité, je crois que c’était davantage la machine à écrire qui me tenait compagnie que la poésie en elle-même.
Quand mes parents sont rentrés, j’ai montré fièrement à ma mère mon recueil. Elle l’a feuilleté, sans le lire vraiment, puis elle m’a dit :
– C’est pas mal ! Mais peut-être que tu aurais dû davantage centrer !
Je n’ai rien ajouté. Rien modifié. Les poèmes existaient. Et c’était tout. J’avais rempli mon temps.
Je crois que c’est là que j’ai posé le point final,
depuis cette machine à écrire Royal.
…/…
Géraldine Andrée
