Si je prenais le train pour cette lointaine ville du Nord, au bord de la mer,
retrouverais-je la jeune fille que j’ai été, dont on disait « qu’elle était en âge de coiffer Catherinette » et qui, c’est vrai, rêvait tant de se marier…
Si je prenais le train du temps,
retrouverais-je la silhouette fine de cette jeune fille dans la rue de Soubise, les joues battues par la bise, et qui me ferait peut-être un signe complice, dans les reflets des vitrines ?
Reconnaîtrais-je son ineffable insouciance, sa féroce ardeur de vivre ?
Pourrais-je la suivre dans sa librairie-papeterie favorite ? Parviendrais-je à me pencher sur son épaule quand elle choisissait des cahiers à la page douce – intitulés Majuscule -, ou des cahiers de la marque Clairefontaine, dont la couverture était brillante, car elle avait toujours pour projet d’écrire ses plus beaux poèmes ? Poserais-je mon doigt au-dessus du sien qui examinait sensuellement la texture du papier ?
Verrais-je à travers son regard l’éclat de cette alliance, lorsque l’homme – un collègue qui se disait « très marié »- l’avait invitée à boire un chocolat mousseux et brûlant,
dans ce café éclairé par des lampes blafardes au bord d’une plage belge ?
Est-elle toujours là, cette jeune fille, avec les boucles blondes qui dépassent de son bonnet et son écharpe beige, attablée devant cet homme « qui a bien une idée derrière la tête », dans l’ombre d’une fin d’automne ?
Revivrais-je pour elle les mêmes peines, afin de mieux la comprendre ?
Serais-je témoin du fait qu’elle se laisse enlacer et trahir ?
Saurais-je d’instinct où elle a posé ses pas, où elle a épuisé son rire, perdu quelques mèches de cheveux, abandonné son âme ? Rassemblerais-je pour elle les grains d’énergie qu’elle dispersait dans tous les sens, à tous les vents, comme si « ce n’était rien » ?
L’autoriserais-je, par amour, à vivre jusqu’au bout de la nuit son expérience – le cri du silence – parce qu’il lui était plus urgent d’aimer que d’écrire ?
Ou lui tendrais-je ses cahiers vierges – à elle qui ne s’appartenait plus -, en lui disant :
– Ce n’est pas cet homme qui t’attend ! Mais un poème !
Reviens à toi !
Et pour l’aider à écrire – c’est-à-dire à revivre -, devinerais-je d’instinct la croisée des deux chemins où s’inscrivit jadis l’empreinte de ses pas, indiquant clairement qu’elle s’était fourvoyée ?
Lui tiendrais-je la main pour nous diriger du bon côté, où Je serais enfin Elle, où Elle serait enfin Moi ?
Ou serions-nous à tout jamais distinctes l’une de l’autre, moi l’ayant perdue, oubliée en quittant cette ville ? Moi qui l’ai trahie à mon tour et méprisée d’avoir été si naïve ?
J’imagine que la marge de mon fichier est ce quai où c’est elle désormais qui m’attend, avec son sourire triste et ses yeux profonds, espérant que je rencontre sa solitude dans cette lointaine ville du Nord.
Alors, j’augmente la lisibilité des caractères futurs et je lui demande :
– Es-tu d’accord
pour que nous écrivions ce livre ensemble ?
Géraldine
©Le Corps déplié
