Pendant longtemps, je n’ai pas écrit. Je me disais :
– À quoi bon ? Personne ne te lira, de toute façon !
Et puis, je me sentais si seule face au silence de mon cahier… Je l’ouvrais sans y trouver aucune réponse. Il n’avait rien à me dire. Sa page blanche me renvoyait en miroir mon ineffable solitude. Personne ne me comprenait. Quel défi que d’écrire, alors que j’étais effacée pour tout le monde ! Qu’est-ce qui me prouvait que j’existais, hormis le contact de ma main avec le papier ? Je ne voulais plus faire l’effort d’être comprise. Et, puisque je ne comprenais pas ce que je vivais, je songeais :
– Je dois vivre pour mieux comprendre ! Acquérir de l’expérience… Et, comme je n’ai pas les mots pour définir ce qui m’arrive, je dois me confronter aux événements en eux-mêmes. Poser non les mots sur les événements, mais les événements sur les mots !
Ai-je vécu pleinement cette vie ? En ai-je tiré profit ? Non ! J’ai supporté le tumulte de son cours. J’ai reçu les événements de plein fouet – vagues déchaînées qui frappaient violemment mon bateau. J’ai manqué de chavirer. Mon amant m’a trompée ; mon amie m’a trahie.
Faute de faire confiance à la page, je faisais confiance aux gens. Je m’en remettais complètement à eux dans ma navigation à vue et c’était une véritable catastrophe. J’aurais dû me laisser guider dans mon existence par le frêle esquif de ma plume. J’aurais dû cesser de m’aveugler, en me fiant davantage à moi-même qu’aux autres.
Mais, pour cela, il fallait que j’accomplisse ma traversée. Il me fallait me livrer à l’étendue de la page ! Qu’importe ce que j’y confiais ! C’était le seul endroit où je me sentais en sécurité. Je devais placer mes propres repères, m’envoyer des signes !
Alors, je suis retournée à mon cahier interrompu. J’ai repris mon stylo et j’ai lancé à bord le filet de mes premières phrases. Je me suis laissée embarquer. J’ai pris le large en suivant le voilier de mon intuition.
Moi qui avais si peur de me perdre dans l’inconnu en écrivant ainsi, je me suis dirigée vers ma lumière. J’ai pu nommer tout ce qui m’était arrivé : « grain », « tempête », « cyclone ».
Je me suis aperçue que j’étais une terre, un pays pour moi-même. Encore fallait-il que j’apprenne à me situer ! En avançant ainsi au fil de ma plume, j’ai entrevu les lisières d’un rivage. J’ai remonté par-dessus le bord de mon cahier les filets de mes phrases. J’avais pêché de quoi me nourrir pour le jour dit. Le lendemain, je lancerais le filet d’autres textes et ma pêche serait tout aussi bonne. Je puiserais en moi de fabuleux trésors, des coquillages étincelants, des poissons multicolores. Enfin, j’arrivais tranquillement au terme de ma navigation… J’étais prête à accoster sur la terre que j’avais vue de loin :
ma terre, l’île que personne d’autre que moi n’avait foulée, et sur laquelle j’allumerais mon foyer clair.
Je n’ai plus jamais abandonné l’écriture.
Chaque jour, j’écris, c’est-à-dire que je pars pêcher ce qui m’est nécessaire pour vivre. Cette traversée m’est devenue tellement familière que je reviens toujours avec de multiples et nouvelles facettes de moi-même dans les mailles de mes mots.
Géraldine Andrée
