Il me restait encore un peu de temps avant de prendre mon train. Je suis entrée dans le café L’Élixir de l’oubli. J’ai dit adieu des yeux à la ville – la place des Clercs, la cathédrale Saint-Jean-Baptiste, les vitrines qui affichaient la mode d’automne – voilée par une bruine que transperçaient les phares des voitures, les couleurs des panneaux publicitaires, les flèches signalétiques. C’est alors qu’il a poussé la porte du café, accompagné d’une blonde.
Il n’avait pas beaucoup
vieilli
à peine
une patte d’oie
au-dessus
des sourcils
en broussaille
Quand il est entré
j’ai tout de suite
su que j’étais
Elle
et sa cascade
de mèches
blondes
qui ruisselaient
sur ses épaules
menues
Elle
et sa parka
jaune
elle ressemblait
à une flamme
follette
un peu
égarée
dans cette ville
sur cette terre
J’ai su
comment il l’avait choisie
croyant
que je lui reviendrais
à travers Elle
Elle s’est assise
de profil
a croisé
ses jambes
effilées
par des collants
résille
couleur
chair
manière
peut-être
de se protéger
encore
quelques instants
supplémentaires
de ce scénario
de séduction
bien écrit
de se rendre
inaccessible
pour accroître
son désir
Mais j’ai su
comment son corps
a frémi
quand il a posé
sa main
sur la sienne
J’ai su
comment un frisson
a parcouru
sa colonne
vertébrale
depuis ses hanches
cette sensualité
sournoise
et ondoyante
qui serpente
ensuite
à rebours
le chemin
osseux
de sa nuque
à ses reins
J’ai su comment
il lui extorquait
son consentement
par un sourire
qui montrait
des incisives
bien blanches
et comment
il affichait
l’éclat
d’argent
de son alliance
en mentant
Tu sais
ma femme et moi
c’est
le néant
J’ai reconnu
cette voix
mièvre
comme
le miel
dans lequel
succombent
les mouches
avec leurs ailes
ouvertes
Et j’ai su comment
le cœur
de la jeune femme
blonde
a accueilli
en sa corolle
de fleur
bleue
la nouvelle
Il est disponible
sans être libre
Alors je le serai
pour deux
Lui
ne me voyait pas
tout occupé
à appâter
ses yeux
J’ai su comment
dans trois minutes
tout juste
il approcherait
son mocassin
de daim
de ce talon
aiguille
et comment
elle lui abandonnerait
sa cheville
quasi
délacée
tandis que le serveur
après avoir astiqué
les deux robinets
d’or
sortirait de sa poche
son carnet
pour la commande
Et j’ai su comment
il ferait le signe
avec ses deux
doigts
rapprochés
l’index
et l’annulaire
décidant
pour Elle
Deux cafés
-crème
s’il vous plaît
J’ai su
comment
c’en serait fini
d’Elle
une fois les cafés bus
et le pourboire
laissé
dans la coupelle
J’ai su
comment
il l’emmènerait
dans sa garçonnière
bleue
rue des Faïences
le bras
accroché
à son bras
telle la chaîne
d’une barque
amarrée
dans le courant
J’ai su comment
dans cette chambre
sombre
sous les combles
il enlèverait
dans un baiser
avide
son médaillon
de baptême
représentant
la Vierge
comment
il retiendrait
captive
la cascade
hier encore
si vive
de ses mèches
et comment la parka
mouillée
par l’averse
laisserait
une flaque
grise
sous la chaise
en plastique
pendant que
sous la rudesse
de ses caresses
qui la déchirerait
presque
en deux
elle n’aurait qu’une envie
reprendre
tous ses morceaux
d’elle-même
ses bras
ses jambes
sa vie
reboutonner
son gilet
et fuir
loin d’ici
courir
en se tordant les pieds
jusqu’à la gare
monter
dans le train
de banlieue
voir s’effacer
la ville
sur les lignes
noires
des rails
J’ai su
comment
pour ma survie
il fallait
que je fuie
la fille
que je fus
car toutes les femmes
futures
qu’il possèderait
seraient toujours
Moi
Alors, j’ai payé la note de mon soda.
J’ai enfilé mon manteau beige, poussé la porte coulissante,
ma valise roulante à mon bras.
Les rideaux rouges se sont refermés derrière moi.
Peut-être m’a-t-il aperçue de dos, à ce moment-là.
Trop tard. J’étais déjà de l’autre côté du seuil.
D’ailleurs, j’ignore comment il aurait pu me reconnaître :
j’ai désormais les cheveux si courts.
© Géraldine Andrée
