Et digérer les ombres
Je digère le seuil de la chambre de jadis
Je digère le tapis de Perse
qui ne gardera pas trace de mon retour
Je digère la couverture fleurie
Je digère les ombres qui envahissent la fenêtre
Je digère la petite table d’acajou
Je digère la chaise d’osier haute comme trois pommes
Je digère la lampe au rayon roux
Je digère le miroir qui me reconnaît si je lui souris
Je digère le papillon de ma barrette
Je digère la montre que papa m’a offerte – corolle d’or du temps qu’il me reste
Je digère deux feuilles épaisses
Je digère les mots qui ont mariné dans leur encre onctueuse
et j’en laisse quelques miettes
à l’oiseau du silence
qui m’épie
avec envie
J’avais tellement faim
que dans ma boulimie de poésie
j’ai avalé la moindre lettre
vilaine ogresse
de mes rêves
qui prennent chair
sur le papier
Maintenant
mon cahier
est une assiette blanche
que je ne peux m’autoriser
à lécher
parce qu’on m’a dit
que c’était impoli
même si je suis
ma seule invitée
Alors je dresse la table
pour demain
Je place un autre cahier
tout au centre
à gauche un crayon de papier
à droite mon stylo plume brun
d’où sourd toujours une goutte noire
et en face
un encrier
pour la soif
si jamais mes larmes
sont un tantinet
trop salées
©Géraldine Andrée
