Publié dans Art-thérapie, C'est la Vie !, C'est ma vie !, Mon aïeule, mon amie

Ruth Elias

Rescapée des camps d’Auschwitz, Ruth Elias ne voulait plus vivre. Placée en sanatorium pour soigner sa dépression, elle a suivi le conseil de sa psychothérapeute :

« Ecris ! Ecris des lignes pour survivre ! »

Chaque jour, fidèlement, Ruth écrivit.

Et mot après mot, phrase après phrase, point après point, elle reprit souffle.

Elle se laissa regagner par l’espoir.

L’écriture avait fait plus qu’emmener Ruth au bout de chaque page.

Elle l’avait guidée telle une amie vers sa Vie.

 

Géraldine Andrée

Publié dans Mon aïeule, mon amie

Le retour de la nuit

Voici la voix
de l’aïeule
qui revient
de la nuit

et me dit:
Ecris
sur ma vie,
je t’en prie!

Ecris,
s’il te plaît,
sur mon profond
secret!

Mais moi,
j’avais prévu
d’écrire
chaque jour

un poème
et la suite
de mon récit
de vie,

sur l’histoire
d’amour
de mes vingt ans,
qui a pour titre

Le Grand Retour,
cet échec
de l’insouciance…
L’aïeule

insiste:
Moi aussi,
j’ai vécu
tout seule

à  l’âge
de vingt ans
un voyage
sans retour

au bout
de moi-même:
Je te le dis,
mes mot sont prêts,

nés
depuis longtemps:
que ton âme
les recueille,

car ils ont remonté
en silence
le long fleuve
de l’oubli

et telles
des étoiles
jadis
éteintes

qui brillent
encore
pour qu’on s’en souvienne,
mes mots

te regardent,
te font signe
pour que tu montres
au jour

cette ancienne
honte
cachée
dans mon ventre

tout un été.
Remets
ma parole
au monde:

Seul
ton récit
peut me sauver
de ce que j’ai été.

Ainsi,
demain
et les autres
jours,

je ferai connaître
l’histoire
secrète
de cette aïeule

dont la voix
morte
me parle,
là, tout près,

comme si elle était
désormais
une autre
Moi-même.

1

Je ne t’ai jamais connue. Je t’ai rencontrée sur une photographie: mon regard a croisé le tien, regardant éternellement quelque chose que je ne vois pas.
La photographie était protégée par du fin papier blanc, dans un album de velours rouge qui se refermait avec une clé d’argent.
J’ai soulevé le papier, tel un voile de noces, et ton visage m’est apparu, poupin, à peine sorti de l’enfance.
Tu portais un chapeau comme c’était l’usage à l’époque; trois fleurs y avaient été piquées pour la circonstance. Tu avais sûrement posé un après-midi de dimanche, après le traditionnel repas de famille.
Une collerette de dentelle entourait ta gorge.
Tu devais avoir dix-neuf ans; je ne voyais que ton buste; ta poitrine était déjà celle d’une femme.
Ton attitude me paraissait peu naturelle mais je savais que les séances de photographie revêtaient en ce temps-là pour tous les membres de la famille le caractère d’une cérémonie.
Tu souriais, lèvres serrées, à l’objectif.
Il me sembla déceler une expression mélancolique: certes, tu en avais presque fini avec l’adolescence et pourtant ton sourire dessinait encore des fossettes de fillette. Sans doute te préparais-tu, avec cette curiosité mêlée de nostalgie, à la découverte du mystère de la vie de femme qui annonçait inexorablement le deuil de ton enfance…
Mais je n’en sais pas davantage et j’ai beau te regarder, toi qui me regardes en ignorant que j’existe: je ne parviens pas à lire grand-chose de ta vie à l’époque de la photographie.

2

Pendant longtemps, j’ai oublié ton visage  même si tu n’étais pas loin, simplement cachée dans l’album de velours rouge, les yeux à jamais ouverts sur cette photographie au-dessus de laquelle ton nom avait été inscrit en lettres cursives: Andrée Renée Baptiste.
Tu revins habiter ma mémoire lors du décès de Grand-Mère: on trouva, au fond du tiroir de son secrétaire, un petit carnet bleu, au nom d’Andrée B., écrit à l’encre noire sur une étiquette d’écolière.
Le carnet trouva refuge entre mes mains. Quand je l’ouvris, je vis une écriture fine, penchée et régulière sur des lignes grises presque effacées.
Le carnet, composé d’une cinquantaine de pages, ne comportait que dix pages couvertes de cette écriture appliquée.
Un journal très court, qui s’était terminé juste après son commencement, et dont les premières lignes paraissaient prometteuses…

3

« Je suis heureuse! Si heureuse! C’est vraiment le printemps! »

Tu y avoues alors la raison de ton bonheur:

Tu as rencontré au bal de la Saint-Jean un garçon dont tu t’es éprise.

C’est un grand gars, vaillant, aux épaules larges, aux cheveux blonds comme le foin que tu roules dans les champs, aux yeux bleus, vêtu d’une veste que des boutons dorés referment. Il se prénomme Simon. Il est alors en permission.

Tu ne racontes pas davantage les circonstances de la rencontre, toute préoccupée que tu es à chercher des mots pour ton indicible bonheur.

Je prends le relais pour te décrire dansant devant les reflets du feu. Tu t’enivres de musique, d’insouciance et de vertige, tes bras enlaçant la taille de Simon qui enlace ta taille. Pendant que vous tournez tous les deux autour du foyer dans une joie si intense qu’elle devient presque douloureuse, les flammes passent devant ton visage et tes yeux, qu’entourent de grandes ombres bleues, brillent avec un éclat renouvelé. Ton regard doit être profond, alors. Tu as ouvert le col de ta robe et une odeur acide s’exhale de ta gorge: celle de ta sueur mêlée à la senteur de jasmin dont tu t’es parfumée avant la fête.

Les étoiles piquettent le ciel; la nuit est claire et tiède.

Vient le moment où vous vous éloignez de la fête, dans un silence destiné à être le vôtre. Vous prenez le chemin du bois, attirés par le chant aigu des insectes. Il y a dans le vent léger une odeur de baie et de fougère. Plus loin, sous les arbres où l’obscurité se fait plus épaisse et humide, ondulent les herbes hautes. On les reconnaît à leur sifflement.

Des traces de vos corps allongés, il ne resta probablement rien au matin. Les herbes ont dû se relever doucement au cours de la nuit.

Tu ne racontes ni le baiser ni l’étreinte. Tu écris seulement:

« J’ai été surprise par la fleur rouge. »

J’imagine que tu parles moins d’une rose dont Simon te fit peut-être cadeau en guise d’au-revoir -il repartait, en effet, le lendemain pour la caserne- que de ce sang qui s’était écoulé par la déchirure secrètement consentie.

Tu as lavé très tard, au retour, cette fleur de sang éclose sur la blanche dentelle dans le lavabo de ta chambrette, pendant que, par la fenêtre ouverte, entrait le murmure de la nuit où se mêlaient le souffle des feuilles et la stridulation des grillons.

Tu t’es endormie en songeant à Simon qui était parti sans rien te promettre.

Mais la première étreinte n’était-elle pas déjà une promesse?

4

Dans les pages suivantes, tu racontes combien tu l’attends.

Tu ne vis qu’en rêvant de Simon; tu espères une lettre de lui, des fiançailles.

Tu comptes les jours qui te séparent du bal du Quatorze juillet où il  t’a dit qu’il reviendrait pour te faire danser.

Tu lui écris. C’est le silence.

Chaque midi, tu penses, en revenant des champs, que tu trouveras une enveloppe blanche au bord de ton assiette, entre le pain et la fourchette.

Les jours passent. Et toi, tu écris souvent dans ton journal ce seul mot: Rien.

Le soir du Quatorze Juillet arrive. Tu te fais belle. Tu choisis une robe de flanelle courte et fleurie.

Dans le miroir, tu te regardes longtemps te regardant, puis tu soulignes tes yeux de khôl noir. Tu dessines tes lèvres de rouge.

Bien sûr, tu ne racontes pas tous ces détails sur la page, par pudeur, mais ces quelques phrases m’y font songer:

« Je me suis fait belle; je me trouve belle; Simon ne peut que m’aimer. »

Dans la nuit d’été, tu enveloppes tes épaules d’un châle léger.

Sur la place du village, on a dressé les tables de bois. Il y a des bouteilles de bière, du lard, du saucisson coupé. Des lampions multicolores autour desquels tournoient des insectes  sont suspendus à de longs fils qu’on a tendus entre les arbres.

Tu es seule; tu as probablement refusé que ta meilleure amie t’accompagne pour pouvoir vivre toute ton histoire avec Simon.

Des couples dansent sur un air d’accordéon.
Tu t’assois sur un long banc, genoux serrés, gênée de devoir encore attendre. Mais patience: Simon ne devrait  plus tarder. Il a peut-être obtenu sa permission en fin de journée et, par conséquent, il a pris le dernier train.

Pourtant, seule, tu l’es restée « toute la soirée » écris-tu.

Simon est apparu à minuit, se détachant d’un groupe de jeunes gens qui riaient aux éclats et se dirigeant vers le cercle de danse, enlaçant une demoiselle brune et svelte qui l’enlaçait aussi; tu aurais pu être cette jeune fille; tu l’étais, il y a seulement trois semaines.

Simon, un instant, tourne vers la tête vers toi mais il semble ne pas te voir, ou s’il te voit, il semble ne pas te reconnaître.

Sous ta lampe de chevet, tu écris:

« J’aurais aimé qu’il me regarde encore. »

Tu n’as pas le coeur à accepter l’invitation d’autres cavaliers. Tu t’en retournes dans la nuit vers la ferme familiale. Chaque pas t’éloigne des clameurs et des notes du bal.

Le seuil de la maison n’est pas allumé. Tu ôtes tes souliers, tournes le plus discrètement la clé dans la serrure. Tu montes l’escalier dans le noir silence. Derrière les portes, tout le monde dort; on se lève toujours à l’aube, ici. Un rayon de lune blanche se pose sur le corsage de ta robe lorsque tu passes devant la lucarne du dernier étage. A ce moment, tu souhaites sans doute qu’il te happe et t’emporte.

Mais il te faut vivre.

Tu te délaces; tu t’approches du miroir; tu n’es pas sûre que ce soit toi; tes yeux sont rouges. Cependant, tu ne pleures pas; tu n’écris rien d’autre ce soir-là.

Ton chagrin est sec et ton histoire d’amour, au-delà des mots.

5

Ton journal s’interrompt jusqu’à la mi-août.

Je t’imagine, trompant ta douleur avec le travail et, dans la ferme familiale, il y a de quoi faire:

tu manies tant la fourche et la faux que, le soir, tes hanches te font mal; tu transportes la bassine lourde de linge au lavoir; l’eau froide de la lessive rougit tes mains; tu sèmes les grains cachés dans ton tablier retourné pour les poules qui accourent autour de toi, bec dressé. Tu apportes peut-être ton aide à la naissance d’un petit veau que tu tires par les pattes en dehors du placenta. Tu trais les vaches, nourris les cochons. On s’étonne sans mot dire de ton endurance. Mais personne ne te fait le moindre compliment; ce n’est pas l’usage dans les fermes de la région.

Puis, le lendemain du quinze août, à la période où les ombres se font plus longues au bord des champs, isolée sur le blanc de la page, cette phrase:

« Je ne me vois plus. »

Est-ce à dire que, lorsque tu t’approches du miroir de ta chambre, tu ne te reconnais plus, tu te vois comme une étrangère? Vraiment, ces yeux cernés de violet et ces traits tirés, est-ce toi? Est-ce ton visage que voilà?

Il faudrait peut-être que tu travailles moins… Je me surprends à te murmurer ce conseil dans ma lecture mais « ici, toutes les mains sont utiles. » Tu as grandi peut-être trop vite avec cette histoire; tu voulais te donner le temps d’être sérieuse…

Et puis, je comprends:

dans la langue paysanne, une fille « ne se voit plus » quand elle ne voit pas apparaître le sang du mois.

Chaque matin et chaque soir, à toute heure de la journée, au moindre espoir, tu cours et tu t’observes, tu t’épies en secret. Allons! La fleur rouge est seulement en retard pour éclore! C’est tout!

Mais les jours passent et la date d’éclosion de la dernière fleur rouge s’éloigne de plus en plus de ta vie présente: le tissu est blanc comme cette page sur laquelle tu te confies peu car tu te soucies davantage d’affronter ton angoisse que de trouver les mots pour l’exorciser. D’ailleurs, dans l’état dans lequel tu te soupçonnes d’être, il n’est pas d’exorcisme possible.

6

Je pense que tu as songé à la solution de « l’aveu » mais tu en crains tellement les conséquences que tu es restée muette. Le prix en effet serait plus lourd que le poids vivant que tu portes en toi: on t’enverrait dans une pension de jeunes filles dévoyées pour quelques années.

Je vois la scène, même si j’en fus absente. Oui, je vois cette scène qui se passa bien avant ma naissance:

on mange en silence; on entend seulement le raclement des cuillères au fond des assiettes remplies de soupe, les bruits de déglutition et la pendule qui martèle le temps en lançant à chaque seconde un éclair d’or.

Parfois, tu crains de t’évanouir. Tu ne sais pas si c’est la possibilité d’avouer -tout ce silence offert!- qui précipite le malaise. Tu poses alors ta cuillère contre le rebord de l’assiette et tu fermes les yeux pour tromper le vertige. Tes lèvres demeurent closes. Il faut bien garder enfoui ce qui, à ton insu, fait partie de toi: la terrible énigme de cette vie inconnue en cours d’éclosion.

7

Le dégoût te prend souvent près d’un mur au soleil, ou dans la grange, ou encore sous l’arbre sous lequel tu t’es baissée pour ramasser les prunes mûres, et même dans la cour devant les fenêtres qui te regardent. Tu portes ta main à ta bouche, tu enfouis ton visage dans le foulard  qui cachait ta chevelure et que tu viens de dénouer ; si la nausée est rebelle et violente, tu te penches un peu -donnant l’air de ramasser quelque chose que tu as égaré. Puis, tu t’essuies la bouche et tu continues à vaquer à tes occupations, encore fatiguée et haletante. Tu notes la fréquence de tes malaises. Le chiffre -deux, cinq ou huit- est inscrit en bas de la page de ton journal dont tu retournes le coin, comme pour cacher ta honte.

Tu sens que tu t’épaissis même s’il est trop tôt pour que cela se voie encore. Tu resserres tes jupes; tu as quitté tes robes afin de n’éveiller aucun soupçon. Le soir, au moment où tout le monde dort, tu commences de minutieux travaux d’aiguille. Tu modifies une fermeture, déplaces un bouton car la peur que ta taille te trahisse ne te quitte plus.

C’est ainsi que tu écris:

« J’ai reprisé hier au soir deux vêtements de l’an dernier. Cet été qui n’en finit pas de durer me fatigue. Hélas! Je sais que dans quelques mois, ça n’ira pas mieux, bien au contraire. »

Tu tiens aussi une liste de travaux quotidiens:

« J’ai fauché, j’ai trait, j’ai rempli la brouette de foin, je suis montée à l’échelle pour entreposer les bottes dans la grange. »

Tu tentes le diable bien sûr pour vaincre ce que, dans ton esprit, tu as dû appeler « l’oeuvre du diable »: tu prends la faux la plus lourde, la fourche la plus longue, la brouette dont les roues sont les plus rouillées, l’échelle la plus haute -dans l’espoir de tomber et de te délivrer rapidement. Tu donnes de violents coups de reins lorsque tu nettoies les mangeoires; mais « ça », cette étrangeté qui fait partie de toi, ce fruit d’une liaison intime avec un homme que tu veux oublier, s’accroche à ton ventre, à ton être.

C’est ta maladie honteuse. Le lien est tissé si étroitement entre « ça » et toi que tu ne peux le rompre ainsi -me dis-je en même temps que je m’adresse à toi. Le compte à rebours a commencé et aucun miracle ne peut l’empêcher.

Tu t’exclames:

« Je ne me souviens plus comment c’était avant!  La liberté, la légèreté! Oui, c’était comment? »

8

L’automne approche à grands pas. La terre des champs mollit. La brume des matins s’attarde aux lisières qu’elle découvre seulement vers midi. La peau des prunes se ride et devient grise. On trouve, tombées sans bruit sur l’herbe, les premières pommes tandis que les pluies, plus fréquentes, exhalent des odeurs de fleurs rouies.
Bientôt, ce sera la rentrée des classes.

Tu écris:

« Il faut absolument que je trouve une solution. »

Un jour, alors que tu étais bien plus jeune, tu surpris une conversation secrète entre Marthe et Annie, que tu ne compris pas tout de suite mais dont tu retrouves le sens à l’heure où tu écris.

Les deux femmes, assises sur la pierre chaude du seuil de la cuisine ouverte, parlaient de plantes puissantes pour se débarrasser de la honte. Une paysanne, reconnue pour son habileté  de sage-femme clandestine et qu’on appelait en urgence les nuits où les accouchements se passaient mal, les vendait non loin d’ici, à deux kilomètres. Une tisane avec quelques pincées de ces herbes mystérieuses suffisait pour être libérée en quelques heures sans trop de dégât.

Tu y as songé car je peux lire:

« Et si je me rendais au village de Merbache, où la réputation de la Mère Tournot n’est plus à faire? »

Mais tu as renoncé; j’en devine sans peine les motifs:

il te fallait prendre ta bicyclette à la brune car, dès qu’il y avait le moindre passage, une main écartait doucement les rideaux et des yeux s’approchaient dans l’ombre, derrière leurs lunettes qu’un index avait rapidement ajustées.
Mais à la brune aussi, on était à l’affût de la moindre silhouette, de la moindre porte éclairée et furtivement entrouverte.
Et puis, comment justifier ton absence au dîner qui commençait dès que sonnait sept heures, selon l’usage de la campagne?

Le temps de boire la potion, de te reposer -le risque d’évanouissement étant très probable-, tu ne serais pas rentrée. Tu sais enfin que la nuit s’épaissit beaucoup sur la route qui relie les deux villages. Déjà malade, tu pédalerais à l’aveuglette avant de t’asseoir silencieusement en face de ton assiette qui n’aurait pas été débarrassée, de porter la première cuillerée de soupe froide à la bouche -alors que la tisane avalée te soulèverait déjà le coeur et te brûlerait les reins- et d’affronter les jurons, et peut-être même la taloche de Père pour ton retard…

« Mieux vaut ne pas me mettre en faute afin que personne ne soupçonne La Faute. » écris-tu.

9

« C’est ce soir. J’ai pensé aux aiguilles à tricoter de ma mère car je ne peux pas rester comme ça, puisque, de toute façon, je n’épouserai jamais Simon. »

Je ne trouve aucun détail du déroulement des événements qui succèdent à ces phrases; alors, je raconte pour toi, Andrée, en te suivant geste par geste dans ce rêve éveillé qui n’est pas un souvenir puisqu’au moment de cette épreuve, je n’étais pas là, je n’existais pas encore.

Tu attends que vienne la nuit, le coeur battant.
Tu attends que la dernière porte de chambre se soit refermée, puis tu ouvres la tienne, descends les escaliers pieds nus; tu croises alors le rayon de la demi-lune blanche qui brille, claire comme une lame qu’une main invisible aurait frottée pour l’effiler.

Tu n’allumes aucune lampe; tu avances pourtant sûrement vers le buffet du salon en devinant là une chaise, là un fauteuil, là un coin de table; tu ne heurtes rien; tes gestes ont la grâce de la prudence; tu aperçois le petit panier; tu ôtes une aiguille de la pelote de laine réservée aux mailles d’un chandail que ta mère a prévu de tricoter pour l’hiver.

Je ne sais pas si tu éprouves un sentiment précis à ce moment-là; peut-être la hâte d’en finir.

Quand tu rejoins ta chambre, tu passes devant le miroir où tu t’es apprêtée une fois pour Simon mais tu ne t’attardes pas; l’urgence de ce que tu vas vivre évince ta peine ancienne. Tu dois penser que, de toute façon, tu ne seras plus jamais la même.

Tu laisses ta petite lampe de chevet allumée.

Tu t’allonges sur le lit, genoux écartés et là, avec la pointe de l’aiguille qui lance à la lumière des reflets vif-argent, tu commences ton chemin dont tu méconnais le retour. Tu vas sans savoir mais tu continues jusqu’au bout de la peur, du désespoir et du mal, même si tu crains que ce mal n’engendre aucun bien, aucune délivrance.

Et puis, c’est l’éclat blanc, tout au fond de toi, de la douleur de la chair transpercée -et un cri muet.

Tu attends. La douleur a cessé.

Tu retires l’aiguille et tu consignes sur ton journal que tu n’es pas sûre d’avoir réussi, mais qu’en tout cas, quelque chose s’est produit: l’irrémédiable enfin enclenché.

Tu t’allonges, tu guettes la suite.

La douleur te reprend, par vagues de plus en plus violentes, jusqu’au petit matin d’où a surgi de toi une grosse fleur rose et mousseuse comme celle que l’on voit flottant sur les étangs et qui précède le jaillissement de ce qui te semble être une petite grenouille bleue, à la peau ridée et aux yeux clos étirés, reliée à toi par un cordon rosâtre que tu romps avec une paire de petits ciseaux de couture que tu avais placée sur la table de nuit .

Tu écris:

« Je me suis délivrée à l’aube. J’ai trouvé le courage de descendre jusqu’aux toilettes au fond de la cour en faisant attention de ne rien tacher. Mais je saigne beaucoup. Cela ira sans doute mieux ce soir. »

Puis, plus rien, le blanc du papier sur cinq feuillets que je tourne avec émotion jusqu’à ce que je voie en transparence l’encre bleue de ton écriture à la sixième feuille:

« Je reviens de l’hôpital. Je vais mieux. Mais le médecin n’est pas sûr que je pourrai avoir des enfants plus tard. J’ai fait une hémorragie et une métrite. « Métrite »! Dire que c’est un mot qu’on emploie pour les génisses! C’est une récente découverte, la pénicilline, qui m’a sauvé la vie. Que j’ai été bête, mon Dieu! »

10

Je m’interroge en lisant ces lignes:

Pourquoi emploies-tu ainsi le mot « bête »? Te compares-tu justement à ces génisses dont l’unique fonction est de mettre bas? Trouves-tu que tu as plongé dans une telle déréliction que tu es devenue « une bête »? Ou alors, essaies-tu de minimiser le drame que tu as vécu par cet adjectif que tu utiliserais comme si tu avais égaré ta pince à cheveux ou comme si tu t’étais laissée piéger par la nuit dans les champs? L’histoire d’amour avec Simon n’aurait-elle été qu’une étourderie, une bêtise d’adolescente qui aurait mal tourné, un jeu imprudent dont on revient avec une cheville foulée?

Et ce Dieu, je pense que tu l’as prié avec ferveur chaque dimanche, te signant avec de l’eau bénite, l’implorant d’extirper ta faute de tes entrailles, de faire en sorte que ta honte ne soit pas connue et s’en retourne toute seule à la nuit d’amour et de trahison d’où elle est venue, libérant miraculeusement ton ventre…

Tu as laissé, je crois, ces cinq pages blanches pour revenir plus tard sur ton retour de la nuit.

Mais une fois que tu es revenue, le courage de ranimer cette douloureuse histoire d’amour et de mort avec des mots t’a manqué, ce que je comprends fort bien.

Comment dire, en effet, l’indicible?

Comment dire ta faiblesse grandissante au-fur-et-à-mesure que le jour se levait?

Comment dire le tambour de la forte fièvre qui battait tes tempes?

Comment dire l’évanouissement peut-être sur les pavés froids de la cour, les cheveux épars autour de toi?

Comment dire les cauchemars qui t’ont hantée pendant des nuits -dragons, dards, placentas crevés, utérus révulsés, embryons égarés sur l’eau qui les déposait au fond d’une grotte d’où pendaient des herbes éplorées?

Comment dire la profonde morsure du remords lorsque le visage furieux du médecin s’est penché sur le tien, sur tes yeux qui craignaient à la fois la lumière et sa fureur:

« Mademoiselle, vous avez fait une infection suite à une fausse couche provoquée! Mais où avez-vous mis votre tête? Comment peut-on être aussi stupide pour recourir à ce genre de pratique? Un enfant, ça se garde, Mademoiselle! »

Et le mot « ça » pour désigner cette gestation silencieuse résonne dans le sable de ta torpeur.

Comment dire la nuit que tu crains et désires à la fois car, au moins, elle te cache du regard et du jugement des infirmières, de ta soeur et de ton frère qui viennent, muets, aux renseignements, délégués par le patriarche?

Tout cela, j’essaie de le dire à ta place, de transcender mon manque d’expérience puisque personne ne vit les mêmes épreuves.

Tu es rentrée. Au voisinage, on a dit que tu avais attrapé une mauvaise grippe. Tu as continué à garder le lit. Tu as cessé de prêter tes mains à la ferme jusqu’au printemps. Tu es restée longtemps lasse mais peut-être était-ce aussi le souvenir de la peine d’amour qui provoquait cette langueur.

Puis, un jour, tu approches la chaise de la fenêtre. Tu aimes ressentir la fraîcheur de la chambre, signe que tu t’es enfin levée.

Un autre jour, tu feuillettes un magazine représentant des femmes en chapeau: tu observes longtemps ces grandes et fines silhouettes de mannequins. Tu as envie de leur ressembler.

Un autre jour encore, tu es joyeusement sensible à la fonte de la dernière neige et à l’apparition des premiers bourgeons enfouis sous leur coque verte.

Un soir, tu descends prendre ton dîner à la table familiale: on mange en silence; on entend seulement le raclement des cuillères au fond des assiettes remplies de soupe, les bruits de déglutition et la pendule qui martèle le temps en lançant à chaque seconde un éclair d’or.

Puis, tu montes dans ta chambre et il te prend l’envie de faire un patron, de dessiner sur du fin papier blanc une robe d’été que tu coudras pour toi.

Un après-midi, il fait singulièrement doux et clair. Un rayon de soleil se promène sur la table. Un merle chante non loin de la fenêtre.
Tu en ouvres les battants, tu te penches un peu et c’est à ce moment-là que tu vois le rosier qui prépare ses fleurs. Leur éclat vermeil étoile les petites feuilles repliées.

C’est pour cela que tu écris, en grosses lettres, à l’ultime page de ton cahier:

« Les roses près de ma chambre promettent d’être bien rouges. Je trouve leur couleur précoce. Elles seront ouvertes comme des roses du mois d’août pour la Saint-Jean. »

Post-Scriptum:

Je refermai le petit carnet bleu. Pendant longtemps, tu demeuras dans la nuit de mon silence.
Parfois, j’entendais ta voix comme derrière une porte que je me refusai d’ouvrir car je n’avais ni l’oreille pour t’entendre, ni les mots pour te répondre: ce qui, de prime abord, semblait être une épreuve à la fois étrange et singulière concernait beaucoup de femmes à cette époque et, de ce fait, pressentant qu’une telle chose aurait pu également m’arriver si j’étais née plus tôt, je craignais l’intimité de ce récit.

Mais ta voix, même si elle se taisait pendant un certain temps, me revenait toujours.
Tu étais en moi. La lecture de ton carnet avait scellé une sorte de pacte entre ton âme et la mienne.

Et puis, tard un soir, vers minuit, j’acceptai de t’écouter, de me rendre disponible. Ce fut moins difficile que je ne le pensais. Tu me dis d’écrire ce que tu avais à me dire.

Aussi, je ne suis pas sûre que ces lignes que j’ai écrites entre tes lignes soient réellement de moi. Tu en es peut-être l’auteur.
Tu es revenue de la nuit pour compléter le cahier bleu, décrire avec des détails sensibles ce que ta pudeur avait si longtemps tu.

C’est ainsi, il me semble, que tu as achevé véritablement ta délivrance. Pourtant, le cordon invisible entre toi et moi ne sera jamais rompu.

J’ai fini aujourd’hui ce récit; je l’ai  écrit, épisode par épisode, chaque nuit.

A l’heure où j’en termine la dactylographie, je sens que j’ai mal aux reins d’être restée longtemps assise devant ma table de travail.
Mais je suis fière -fière de cette douleur qui prouve que je t’ai enfin donné naissance, Andrée, que j’ai donné aussi un sens à ton deuxième prénom: Renée.

Maintenant que tu as vu le jour, je suppose que tu t’en retournes à la nuit.

Je n’ai pas écrit ce récit sur ton cahier que j’ai voulu laisser tel quel avec ses mots et ses silences -ultime témoignage d’une époque que les descendants ne peuvent modifier car ils transgresseraient l’authenticité de la parole initiale.

J’ai donc pris un autre cahier, bleu lui aussi, mais bleu marine alors que le tien est bleu ciel.

Avec un élastique,
je les ai réunis
tous les deux-
ton histoire

au-dessus de la mienne,
car elle a fait éclore
une rose sonore:

ma voix.

Aujourd’hui,
j’en ai la certitude:
d’avoir tant vécu
dans ces pages

ta solitude,
je suis devenue
une autre
Toi-Même.

Géraldine Andrée

Publié dans Berthe mon amie

Un cas concret d’écriture biographique : la forme achevée des souvenirs

Je soumets à Berthe, lors de la séance suivante, ces deux témoignages qu’elle valide car elle sent que sa voix est restituée. Il est désormais temps pour nous de définir clairement le projet qui doit appartenir, selon son souhait, au genre du « récit de vie ».

Dans cette optique, je demande à Berthe pour qui elle veut écrire : Berthe m’indique qu’elle veut d’abord écrire pour elle, pour se libérer de ce sentiment d’urgence qui l’habite depuis sa jeunesse, né de la peur d’être – comme elle l’a dit – « arrachée aux moments qui comptent le plus. » Elle ajoute que ce récit de vie s’adresse également à ses proches, surtout ses petites-filles auprès desquelles elle désire témoigner de l’éducation stricte qu’elle a reçue à son époque, éducation qui a façonné tant de jeunes filles dans un modèle, voire un carcan de « savoir vivre » qui empêchait l’épanouissement de l’Être.
« Que mes petites-filles prennent conscience de la chance elles ont d’avoir une éducation libérée aujourd’hui, une éducation qui leur donne la chance d’être à l’écoute de leurs désirs et de se rapprocher au plus près de ce qu’elles veulent faire, de ce qu’elles veulent devenir ! »

Ce récit intime possédera donc une dimension universelle, puisqu’il restitue la voix d’une jeune fille appartenant à l’ancienne génération et s’adressant aux jeunes filles de la nouvelle génération. De même, il illustrera un cahier d’or, « le cahier des jeunes années », substitut du journal intime perdu, que Berthe a préparé « pour laisser une trace de son passage sur cette terre » ; il accompagnera en tant que « légende personnelle » les trois photographies que je rends à ma narratrice.

Ensemble, nous définissons d’autres orientations à donner à l’écriture.

Les deux récits obéissent tout naturellement à une structure chronologique : le texte décrivant l’arrachement à la maison de Beaujour vient en premier ; lui succède le texte évoquant la délivrance du pensionnat du Luxembourg. Cette structure chronologique devient, de ce fait, circulaire, car les futures lectrices que sont les petites-filles de Berthe devineront qu’à cet épisode succédera un nouvel arrachement ; et ainsi de suite ; telle est, en effet, l’alternance qui a dominé la jeunesse de ma narratrice.

Cette structure chronologique conditionne aussi une structure thématique. Les deux textes seront construits sur des réseaux d’antithèses : la nuit qui s’annonce et le gris du pensionnat s’opposent à la lumière du jardin retrouvé ; les cheveux liés contrastent avec les cheveux déliés ; les vieilles galoches sont remplacées par de légères sandales d’été ; les motifs des fruits se gâtant et du brin de senteur se desséchant sont supplantés par le motif des senteurs qui s’exhalent dans l’air… Ces antithèses confrontent les deux univers qui ont marqué la psychologie de Berthe et l’ont intérieurement divisée. La douleur, exprimée sous forme d’images précises, pourra ainsi être mise à distance. L’écriture imagée donnera peut-être le pouvoir à Berthe de se sentir enfin en paix avec elle-même et réconciliée avec son adolescence.

Quel temps dois-je utiliser ? Nous décidons, d’un commun accord, que j’emploierai le présent pour les deux textes : un présent de narration qui aura pour effet d’actualiser le souvenir, de le rendre plus intense, de lui donner un effet d’immédiateté afin que, paradoxalement, il puisse perdre ensuite de son emprise.

Les deux textes seront-ils écrits en langue courante ou soutenue ? Berthe a reçu une éducation littéraire dans les institutions elle a fréquentées ; ses parents étaient lettrés ; son père lisait beaucoup et il était passionné d’œuvres d’art. Pour cette raison, le style sera soutenu, sans être pédant. Berthe demande à ce que les termes employés parlent à son coeur ; en effet, des « paysages – états d’âme » sont évoqués. L’emploi d’une langue poétique, qui ne sera pas ampoulée, conviendrait donc à l’expression d’une telle nostalgie. Mais cette langue exclut l’usage du vers dans lequel Berthe ne se reconnaîtrait pas. Une musicalité délicate – créée par les images, le rythme singulier de certaines phrases, les échos sonores – rapprocherait les textes du poème en prose, genre susceptible de donner à voir les deux univers. Lors de la séance suivante, j’apporte les travaux rédigés.

Je rentre toujours trop tôt au pensionnat.
Bien sûr, j’ai joué longtemps sous les branches et les ombres mauves du jardin annoncent la nuit.
Mais je rentre toujours trop tôt au pensionnat.
Mes bottines blanches du dimanche claquent sur les dalles grises du couloir. Il me faut promptement les enlever et chausser les galoches de la semaine. Quand je roule mes cheveux en chignon, une feuille perdue tombe de l’une de mes mèches et se dépose sur la vieille table de bois. Je range dans la profonde armoire, à mon grand regret, les robes légères promises à l‘oubli. Ma chère colline bleue a quitté mes yeux. La fenêtre de ma chambre s’ouvre sur d’autres fenêtres semblables et sur une cour très commune. Je rapporte souvent de la maison les premières cerises de la saison que je dispose dans une coupe. Hélas ! Elles se gâtent vite ! Les journées d’étude sont si longues que je ne songe pas à les manger… Il est aussi ce brin de senteur que je trempe dans un verre d’eau fraîche pour que son parfum se prolonge de jour en jour. Il se dessèche malgré mes soins. Et un soir, après un devoir, je m’aperçois que sa senteur s’est tarie. Je cherche, suspendu peut-être quelque part, le frêle fil de son parfum : en vain.
Je ne peux rien y faire. Je m’éloigne doucement du souvenir de mon beau dimanche. Et la perspective des vacances suivantes est si lointaine que je me sens, en les espérant, exilée de moi-même.
Je rentre toujours trop tôt au pensionnat.

Mais lorsque j’ai barré tous les jours d’étude du calendrier et que la dernière note de la cloche tinte dans les longs couloirs, je sais que c’en est fini de ma solitude : je rentre à la maison de Beaujour ! Madame Paule m’attend à la grille. Dès que je suis sortie du pensionnat gris, j’ôte mes vieilles galoches ; je chausse mes sandales fines que j’ai à moitié cachées dans mes poches devant Sœur Cécile; je monte dans la voiture blanche.
Pendant le voyage, le soleil fait danser ses rayons sur mon front et je fredonne sans cesse :
« La la la les vacances ! Tous les jours à Beaujour, ce sera dimanche ! »
Quand je pénètre dans ma chambre aux volets clos derrière les feuilles, je respire la bonne odeur de confiture chaude de reines-claudes.
Vite ! Je me débarrasse du poids de ma valise ; je vais à la penderie ; je décroche ma robe à bretelles et à volants fleuris !
Devant l’œil rond du miroir, je dénoue en un seul geste mon chignon et je cache l’épingle de fer noir dans le tiroir de la coiffeuse. Je retrouve comme de vieux amis mes cheveux longs, mes cheveux blonds.
Puis, je dévale l’escalier tout brillant de cire pour embrasser Flore, Alain, Cathou dont les doigts constellés de grains de farine se posent sur mes joues. Le chat se frotte à mes jambes. Je l’accompagne dans le jardin ou c’est lui qui me guide à pas de silence… Les senteurs des plantes s’élèvent, enivrantes, dans l’air. L’herbe, un peu sèche, craque sous mes pieds.
Au fond du jardin, la petite barrière est ouverte. Malgré l’interdiction, je sors en cachette. Comme il bat fort, mon cœur !
Je veux précéder le bonheur…

J’ai présenté ces poèmes en diptyque pour bien marquer l’opposition entre les deux univers. Je me suis surtout attachée à enrichir certaines images poétiques : en effet, Berthe a évoqué « l’emprisonnement » et « la liberté » à notre première rencontre et j’ai noté moi-même, en consultant les photographies qu’elle m’avait confiées, des mots comme « rigueur », « obéissance » opposés à des termes comme « insouciance », « rêverie ». Aucun de ces mots n’est fidèlement repris dans les deux récits de vie ; en revanche, tout un réseau lexical renvoie à chacun des deux thèmes que sont « l’emprisonnement » et « la liberté ». Et pour accentuer la structure à la fois thématique et chronologique, j’ai désiré matérialiser les sentiments, concrétiser les impressions : il en est ainsi du « frêle fil » du parfum dispersé dans la chambre au bout de quelques jours de captivité – motif ajouté par rapport au témoignage retranscrit, de même que « la cour très commune » vue en photo qui s’oppose aux « feuilles » voilant « les volets clos ».
J’ai voulu, en outre, préciser chaque sensation éprouvée par la narratrice : l’odeur de « confiture chaude de reines-claudes » est  « bonne » ; le miroir a un « œil rond » – personnifier le miroir renvoie ainsi la jeune fille à la reconquête de son identité et de sa féminité perdues lors de sa scolarité au pensionnat du Luxembourg. Les échos sonores comme les allitérations de fricatives (« le frêle fil de son parfum ») ou de palatales appuyant sur la voyelle du « o » fermé (« volets clos », « reines-claudes ») renforcent cette dimension sensorielle à laquelle Berthe était si sensible jadis et que le souvenir aiguise.
Quant aux phrases qui reviennent dans les textes ou qui constituent une chute, elles sont mises en valeur à chaque fois par un alinéa : il en est ainsi de la tournure répétitive « Je rentre toujours trop tôt au pensionnat » et de la phrase finale « Je veux précéder le bonheur ». Un parallèle peut donc être fait entre les deux temporalités précoces, le fait que Berthe rentre trop tôt du pensionnat – et donc qu’elle veuille encore s’attarder à la maison de Beaujour – contrastant avec son empressement à vivre à la fin du second texte.

Dix heures m’ont été nécessaires pour effectuer un tel travail : cinq heures ont été consacrées à ma rencontre avec Berthe. Ces heures comprennent l’entretien initial, la transcription des deux témoignages, la soumission des témoignages rédigés, le dessin de l’écrit et enfin la restitution de l’écrit définitif. Les cinq autres heures ont été consacrées à mon travail personnel – l’une fut utilisée pour l’analyse des photographies et de la situation personnelle de Berthe ; les deux autres heures ont été employées à la rédaction des témoignages ; les deux heures finales m’ont permis de rédiger les poèmes. Une telle exploration aura duré trois semaines.
Le 30 mai, Berthe a validé les deux récits de vie. Elle a ensuite acheté son cahier d’or dans lequel elle a mis en page les photographies et les poèmes. Il n’est pas exclu que j’écrive pour elle d’autres récits de vie. Elle m’a dit qu’elle avait retrouvé la même façon de rire que lorsqu’elle était jeune fille ; les mots avaient remplacé la nostalgie par la joie.
Mais à notre grand regret, l’aventure s’arrêtait là, sur cette difficile et néanmoins fabuleuse expérience qu’est le partage de l’indicible entre l’écrivain public et son client.

Telle est la démarche biographique de mon entreprise.

Donner des mots à la Vie !

Donner Vie aux mots !

Tel est mon rêve, depuis l’enfance.

Donc, à bientôt,

à la fenêtre des mots !

Géraldine Andrée Muller

Publié dans Berthe mon amie

Un cas concret d’écriture biographique : la transcription des souvenirs

Le lendemain, à l’heure convenue, entre deux gorgées de thé versé dans la tasse de porcelaine bleue, je transcris le témoignage de Berthe que je restitue ici tel quel, afin de transposer fidèlement le rythme de la phrase, le souffle de ma narratrice :

Je rentrais toujours trop tôt au pensionnat / Bien sûr / j’avais joué assez / et il faisait plus sombre dans le jardin / bientôt c’était la nuit / mais pour moi / il était toujours trop tôt / quand je rentrais au pensionnat.
Mes bottines blanches claquaient dans le couloir / vite / je devais les enlever et mettre les galoches de la semaine / je devais aussi me coiffer avec un chignon et je retrouvais parfois / dans mes cheveux / une feuille qui tombait sur la vieille table / les robes / il fallait aussi les ranger dans l’armoire / par la fenêtre de ma chambre / qui ressemblait à toutes les autres / je ne voyais plus ma colline bleue. Je rapportais souvent de la maison des fruits / les premières cerises / mais elles se gâtaient vite / les journées d’étude étaient trop longues / et j’oubliais de les manger / c’était pareil pour le brin de senteur / que je mettais dans un verre d’eau / pour qu’il sente longtemps / mais il séchait tout de même / et je m’apercevais / un soir/ au retour dans ma chambre / après un devoir / qu’il n’avait plus de parfum.
Je ne pouvais rien y faire / je n’étais plus libre / le dernier dimanche était passé / et les vacances prochaines n’arriveraient pas tout de suite. Plus je les espérais, plus je me sentais loin de chez moi / loin de moi-même.

Voici le témoignage de Berthe tel que je l‘ai ensuite rédigé :

Je rentrais toujours trop tôt au pensionnat. Bien sûr, j’avais joué longtemps et le jardin se faisait sombre. La nuit s’annonçait.
Mais je rentrais toujours trop tôt au pensionnat.
Mes bottines blanches claquaient dans le couloir. Il me fallait vite les enlever et chausser les galoches de la semaine. Je devais aussi me coiffer d’un chignon et de mes cheveux tombait parfois une feuille perdue qui se déposait sur la vieille table. Il fallait, à mon grand regret, ranger les robes dans l’armoire. Par la fenêtre de ma chambre qui ressemblait à toutes les autres fenêtres, je ne voyais plus ma chère colline bleue. Je rapportais souvent de la maison les premières cerises de la saison ; mais elles se gâtaient vite car les journées d’étude étaient si longues que j’oubliais de les manger. Il en était de même pour un brin de senteur que je mettais dans un verre d’eau pour qu’il diffusât son parfum. Il séchait malgré mes soins et je m’apercevais, un soir, alors que j’étais de retour dans ma chambre après un devoir, que sa senteur s’était tarie.
Je ne pouvais rien y faire. Je m’éloignais jour après jour de mon dimanche de liberté et je savais que les vacances suivantes n’arriveraient pas de sitôt. Plus je les espérais, plus je me sentais exilée, à la fois de la maison et de moi.
Je rentrais toujours trop tôt au pensionnat.

Je me suis efforcée, au cours de cette rédaction, d’être fidèle au ressenti de ma narratrice et à l’atmosphère dans laquelle elle vivait alors. Pour cette raison, j’ai respecté l’ordre des apparitions sensorielles. J’ai davantage enchaîné les phrases entre elles pour éviter une juxtaposition abrupte qui briserait, à mon sens, l’unité de l’évocation. Mais, à chaque phase, intervient un nouveau motif dont la symbolique est significative pour la narratrice d’un changement d’univers : les galoches, le chignon, les fenêtres monotones, les premières cerises dont Berthe anticipe le fait qu’elles se gâtent, le brin de senteur promis à la fenaison… La proposition « que sa senteur s’était tarie » est plus littéraire que l’expression initiale « qu’il n’avait plus de parfum » mais le verbe « se tarir » connote assez fidèlement l’assèchement psychologique qu’éprouvait alors la jeune Berthe lorsqu’elle rentrait dans cette chambre. J’ai substitué au terme « loin » (« loin de chez moi », « loin de moi »), l’adjectif « exilée » qui désigne un sentiment d’étrangeté à la fois spatial, temporel et affectif. J’ai également introduit une sorte de musicalité, représentative de ce sentiment répétitif « d’arrachement aux choses », par cette phrase qui prend la forme d’un refrain : « Je rentrais toujours trop tôt au pensionnat. »
Berthe utilise la phrase deux fois en changeant à la deuxième reprise sa tournure syntaxique (« Il était toujours trop tôt quand je rentrais au pensionnat »). Cette reprise est significative, bien sûr, et j’ai trouvé pertinent qu’une telle phrase achevât le témoignage : elle traduit le caractère à la fois répétitif et précoce d’un retour qui accentue la nostalgie d‘alors, éprouvée de manière toujours aussi vive par Berthe en tant que souvenir.

Le témoignage de Berthe se poursuit à la séance suivante. J’en reprends la transcription :

Mais lorsque j’avais barré tous les jours d’étude du calendrier / et que la cloche sonnait / dans les couloirs / je savais que je ne serais plus seule / et que je rentrerais chez moi. Madame Paule m’attendait à la grille. Dès que j’étais sortie du pensionnat / je me déchaussais / finies les vieilles galoches / et je mettais mes sandales que j’avais cachées à demi dans mes poches / devant Sœur Cécile. Je montais dans la voiture blanche / pendant tout le trajet / je sentais le soleil sur mon front / je fredonnais / la la la les vacances / tous les jours à Beaujour ce sera dimanche.
Dès que j’entrais dans ma chambre aux volets fermés / et qui sentait bon / la confiture chaude de reines-claudes / je me débarrassais de ma valise / j’allais à la penderie / je décrochais ma robe à bretelles / et à volants fleuris / devant le miroir / je dénouais vite mon chignon / je cachais ensuite l’épingle dans le tiroir de la coiffeuse / je retrouvais mes cheveux longs et blonds.
Je descendais à toute vitesse l’escalier ciré / pour embrasser Flore / Alain / Cathou qui avait sur ses mains des grains de farine collés / je les sentais sur mes joues / le chat se frottait à mes jambes / j’allais avec lui dans le jardin / l’air était saturé de l’odeur des plantes / j’entendais le bruit de l’herbe sèche sous mes pieds.
La petite barrière était ouverte au fond / je sortais en cachette / même si c’était interdit / mon coeur battait fort / je voulais être en avance pour toutes ces choses joyeuses qui s’annonçaient.

Voici le deuxième témoignage de Berthe tel que je l’ai rédigé ensuite :

Mais lorsque j’avais barré tous les jours d’étude du calendrier et que la cloche tintait dans les couloirs, je savais que je ne serais plus seule et que je rentrerais à la maison de Beaujour. Madame Paule m’attendait à la grille. Dès que j’étais sortie du pensionnat, j’ôtais mes vieilles galoches ; je chaussais mes sandales que j’avais à moitié cachées dans mes poches devant Sœur Cécile ; je montais dans la voiture blanche.
Durant tout le trajet, je sentais le soleil qui promenait ses rayons sur mon front et je fredonnais : « La la la les vacances ! Tous les jours à Beaujour, ce sera dimanche ! »
Quand je pénétrais dans ma chambre aux volets fermés, je respirais l’odeur de la confiture chaude de reines-claudes.
Vite ! Je me débarrassais du poids de ma valise ; j’allais à la penderie ; je décrochais ma robe à bretelles et à volants fleuris.
Devant le miroir, je dénouais en un seul geste mon chignon et je cachais l’épingle dans le tiroir de la coiffeuse. Je retrouvais mes cheveux longs, mes cheveux blonds.
Puis, je dévalais l’escalier ciré pour embrasser Flore, Alain, Cathou dont les doigts constellés de grains de farine se posaient sur mes joues. Le chat se frottait à mes jambes. Je l’accompagnais dans le jardin. Les senteurs des plantes saturaient l’air. L’herbe, un peu sèche, craquait sous mes pieds.
Au fond du jardin, la petite barrière était ouverte. Malgré l’interdiction, je sortais en cachette. J’entendais battre mon cœur. Je voulais précéder le bonheur.

Encore une fois, je n’ai pas changé dans ce témoignage l’ordre des différentes évocations qui traduit bien pour Berthe la progression de sa libération : à partir du moment où la cloche sonne, les étapes s’enchaînent et les différents motifs de la liberté retrouvée se succèdent (les sandales chaussées, le soleil sur le front, l’odeur de la confiture dans la chambre, la robe revêtue, les cheveux déliés, les baisers, puis le jardin et l’échappée…) Pour accentuer l’évocation de la délivrance, j’ai juxtaposé les propositions ; ce qui crée un rythme rapide à l’image de l’urgence joyeuse que devait ressentir Berthe. Le choix de certains verbes de mouvement comme « dévaler », « accompagner », « sortir » préparent le lecteur à la révélation finale de l’intention de Berthe (« Je voulais être en avance pour toutes ces choses joyeuses qui s’annonçaient ») que j’ai définie par une expression plus concise mais – je le pense – fidèle à ce qu’elle voulait vivre alors, à savoir « précéder le bonheur ». Aux verbes de perception employés par ma narratrice, j’ai substitué des notations sensorielles qui mettent précisément en scène le souvenir : « l’odeur de la confiture chaude de reines-claudes », « les senteurs des plantes », l’herbe sèche  qui « craquait sous les pieds ». En outre, j’ai voulu varier les expressions traduisant l’empressement avec lequel Berthe se métamorphose : « je dénouais vite mon chignon » devient « je dénouais en un seul geste mon chignon ». Enfin, je propose à Berthe de donner quelques détails qui apporteraient une dimension poétique à ce souvenir qui est de l’ordre de l’émerveillement renouvelé à chaque congé : c’est pourquoi j’ai choisi certaines expressions comme « les doigts constellés de grains de farine » ou encore des jeux sur des échos sonores : « mes cheveux longs », « mes cheveux blonds ». Je me suis efforcée de faire revivre, par ces images poétiques, un souvenir lointain et de le réactualiser pour atténuer peut-être la nostalgie toujours présente de Berthe. Le souvenir, ainsi, ne serait pas perdu. Le choix de mots littérairement précis pourrait en ranimer les sensations comme si Berthe les avait éprouvées hier…

Lors du prochain article, je relaterai la restitution de la biographie achevée à ma cliente.

A bientôt,

à la fenêtre des mots.

Géraldine Andrée Muller

Publié dans Berthe mon amie

Un cas concret d’écriture biographique : la rencontre avec Berthe

Je vous transmets, comme modèle de mon travail et en guise d’exemple, un cas concret d’écriture qui a validé ma formation au CNED avec mention Très Bien, rédigé dans le cadre d’un mémoire professionnel.

Je retrace, ici, le contact avec ma cliente qui est une personne âgée et le dessein ou dessin d’écriture qui se dégage de cette rencontre :

***

« J’ai toujours eu peur d’être arrachée aux choses… » me dit Berthe, en versant du thé dans des tasses de porcelaine bleue.

Le salon de Berthe contient tant de souvenirs de sa longue vie… Ici, un buffet profond. Là, un vaisselier en vieux bois de chêne qui craque parfois la nuit, me dit-elle ; près de la crédence sur laquelle sont disposées les photographies de ses petites-filles, une horloge très haute dont le balancier d’or scande les silences entre nos paroles.

« J’ai toujours eu peur d’être arrachée aux choses… Ce sentiment vient des années de pensionnat qui ont déterminé le cours de mon existence. Quand j’étais bien, heureuse dans la maison de Beaujour, je savais que ce bonheur ne durerait pas et que je reprendrais une vie plus triste pendant six longues semaines au sévère pensionnat du Luxembourg. Ces départs et ces retours successifs m’ont appris que rien ne durait, ni le chagrin, ni la joie, ni même l’ennui. Pour cette raison, je me dépêchais, quand j’étais heureuse, de savourer ce bonheur car il pouvait m’échapper, comme les fins de dimanches quand mon père me rappelait qu’il fallait que je fasse vite ma valise pour la pension… »

Berthe est la grand-mère d’une collègue qui s’avère aussi être mon amie. Elle est âgée de quatre-vingts ans.

« J’ai voulu raconter ma vie, quand j’étais jeune, surtout ces années d‘adolescence, vécues entre emprisonnement et liberté ; j’avais même commencé au début de mon mariage un journal intime que je n’ai pas poursuivi. Je l’ai perdu pendant un déménagement. Et puis, vous savez, avec le ménage, les enfants, le mariage… J’ai oublié mon envie d’écrire. Maintenant, je suis trop vieille. Mes yeux ne voient plus bien. Et je me fatigue vite. Pourtant, je n’ai pas envie de quitter ce monde sans avoir laissé une trace, une petite biographie sur mon adolescence… Relire ce récit de vie écrit par vos soins me permettra de comprendre cette nostalgie… Peut-être que je me sentirai plus apaisée, après… »

Je suis d’accord pour écrire un pan de la vie de Berthe. C’est à cette fin que mon amie m’a envoyée près d’elle.

Je dis à Berthe que c’est un peu dommage que ce journal intime ait été perdu, car j’aurais pu partir de ces anciennes pages pour écrire les nouvelles, fidèlement à son souvenir. Il eût ainsi constitué un document précieux.

Berthe s’exclame :
« Oh ! Cela ne fait rien ! Je n’y vois plus bien mais j’ai encore bonne mémoire. Je pourrai vous raconter de vive voix. Et puis… » Berthe fait quelques pas, tourne une petite clé dans le tiroir d‘une table ronde, en sort un album de velours rouge qu’elle ouvre, soulève un voile de papier blanc, glisse délicatement des pochettes transparentes trois photographies qu’elle me tend, d’une main visiblement tremblante d’émotion :

« Tenez ! Je vous les prête pour ce soir ! Vous pourrez les regarder tranquillement chez vous ! Vous me les rendrez demain. »

Le rendez-vous est donc pris pour le lendemain 10 mai après-midi, à la même heure. Je viendrai avec un calepin pour prendre des notes sur cet épisode central de la vie de Berthe, qui dura toute son adolescence : les allers et retours entre la maison de Beaujour et le pensionnat du Luxembourg qui créèrent en elle un profond sentiment d’instabilité qu‘elle voudrait dire afin de mieux l‘exorciser.

Chez moi, sous la lampe du soir, je contemple les trois photographies.
Elles sont en noir et blanc, comme toutes celles prises à l’époque de la jeunesse de Berthe.

Sur la première photo, on voit une grande maison blanche dans un berceau de feuilles ; une allée y mène, bordée de verdure. Au moment où cette photographie a été prise, l’air mêlé de chants d’oiseaux doit bruire, frissonner. C’est l’été. L’allée invite à entrer ici ; d’ailleurs, la grille est ouverte. Il suffirait d’un pas…C’est une photographie baignée de soleil et d’ombrages. Berthe devait être heureuse dans la demeure de son enfance. Sur mon calepin d’aide à l’écriture, je note ces mots : « insouciance », « rêverie », « temps », « cachette », « durée », « éternité ». Bien sûr, ce sont mes mots, ceux que la photographie m’inspire, pas ceux de Berthe ; je ne les utiliserai pas forcément dans le récit de vie que je dois écrire pour la vieille dame, sauf si cette dernière les emploie elle-même, mais ces quelques mots ont le mérite de m’orienter vers une piste d’écriture et la photographie, quant à elle, spatialise la jeunesse de Berthe.

Sur la deuxième photo, s’élève une bâtisse austère, grise, aux fenêtres toutes similaires, entourant une cour au centre de laquelle pose une classe d’une trentaine de jeunes filles vêtues d’uniforme – veste noire, chemisier blanc, jupe de laine noire, collants et souliers épais. Les sourires sur les visages sont figés ; les lèvres sont serrées ; les cheveux sont relevés en chignon. Au deuxième rang, la pointe d’un feutre noir a entouré le visage d’une jeune fille, un peu plus petite que les autres, qui esquisse à peine un sourire ; le regard fixe quelque chose d’indéfinissable, qui se situe plus loin que l’objectif de l’appareil. C’est Berthe.

Je note ces mots : « uniformité »,  « ordre », « rigueur », « obéissance », et aussi « durée », « éternité » qui revêtent, bien sûr, une réalité contraire à celle évoquée précédemment. Sur la photographie précédente, le temps se dilate dans le bonheur ; Berthe ne devait pas le sentir passer. Sur cette photographie, en revanche, le temps doit traîner dans la monotonie, l’abnégation et l’ennui. Telles sont mes impressions visuelles et affectives devant de telles images.

Sur la troisième photo, voici à nouveau Berthe debout devant un guéridon au pied duquel fleurit une plante. Le décor de la photographie est convenu, comme c’était l’usage.

La posture de Berthe est étudiée : la main gauche posée sur le guéridon, la silhouette un peu de biais mais toujours droite. Berthe est vêtue d’une robe blanche, liée par une fine ceinture à la taille.

Elle porte un chapeau où sont accrochées quelques roses – sans doute artificielles. La photographie a dû être prise un jour de fête, un dimanche à la fin du printemps. Du chapeau de Berthe tombe une rivière de cheveux longs et clairs. La jeune fille paraît âgée de quatorze ans ; elle sourit, certes, sans desserrer les lèvres ; mais le sourire est plus accentué que sur la photo du pensionnat. Il creuse d’ailleurs quelques fossettes sur son visage encore poupin. Telle est Berthe qui vit chez elle, en compagnie de ses parents, de sa famille. Telle est aussi la destinée de cette timide jeune fille qui expérimente l’existence dans deux endroits opposés – la maison de Beaujour et le pensionnat du Luxembourg, où le temps s‘écoule si différemment, selon qu‘elle est en vacances ou scolarisée. Je scrute le regard de Berthe. Les yeux sont bleus, un peu rieurs mais j’y décèle encore une pointe de nostalgie. Sur mon calepin, je note : « Berthe, enfant sensible », « je pense qu’elle éprouve un intense désir de liberté qu’elle bride en raison de son éducation d‘alors, celle d‘une jeune fille bourgeoise que ses parents veulent bien ranger. » Si le récit de la vieille dame se confirme lors du prochain rendez-vous, je lui proposerai de mettre en valeur ce profond désir de liberté inhérent à sa personnalité de jadis et qui, parce qu’il était opprimé, éveillait peut-être en son cœur ce perpétuel sentiment « d’arrachement aux choses ».

Voilà un exemple de prise de contact.

Dans le prochain article, je vous montrerai le processus de transcription des souvenirs de ma cliente.

A bientôt,

à la fenêtre des mots.

Géraldine Andrée Muller

Publié dans C'est ma vie !

C’est ma vie !

Je me souviens d’avoir envié par longs épisodes au cours de ma vie la vie d’autrui.

Je me souviens d’avoir intensément désiré vivre la vie de quelqu’un d’autre qui me semblait plus gâté que moi.

Puis, avec le temps, en côtoyant régulièrement cette personne, j’ai découvert, comme le dit l’expression populaire, que « l’herbe n’est pas plus verte de l’autre côté. »

J’ai appris que chacun a son lot d’épreuves et de de joies, de peines et de réjouissances, de malchances et de chances.

Et j’ai fait mienne la phrase de l’héroïne du très beau film Quelques heures de printemps qui, à la question qui lui est posée

Que pensez-vous de votre vie ?

répond avant de mourir

C’est ma vie ! C’est tout ! Pas celle de quelqu’un d’autre ! C’est ma vie !

J’ai aimé cette réponse dont je veux faire un poème dans mon cahier intime :

C’est ma vie, ce jardin qui s’allume à l’aurore, à quelques pas de chez moi !

C’est ma vie, l’étoile sur le toit d’en face !

C’est ma vie, la lumière sur mes mains pendant que j’écris ! Ce quatuor que j’écoute en ce moment même, ce bon verre de vin quand je lis !

C’est ma vie, mon pas qui résonne dans la petite ville, les dimanches d’été !

C’est ma vie, les persiennes bleues de la sieste !

C’est ma vie, le parfum de vacances qui s’exhale en hiver du flacon violet acheté non loin de la plage !

C’est ma vie, la lune que je regarde avant d’aller dormir, les couleurs de mon arbre préféré qui se balance au vent et qui me fait fête avec tous ses reflets à chaque instant !

C’est ma vie, mon souffle qui coule de source à fleur de mes lèvres, le murmure de mon sang apaisé après la peur ou la colère, les larmes jaillies de mon rire !

C’est ma vie et même s’il me manque beaucoup de choses, je sais que j’ai la voix et la foi pour prononcer au quotidien cette phrase toute simple qui comprend en trois mots hier, aujourd’hui et demain :

C’est ma vie !

Et c’est la vôtre aussi !

Géraldine Andrée