Je n’existais pas quand tu as tracé l’ultime marelle pour sauter dans le Ciel
Je n’existais pas quand à peine sortie de l’institution religieuse où tu devais te laver sans ôter ta chemise tu as mis ta plus belle robe de bal tu as chaussé des escarpins dorés
J’aurais aimé être un fil de cette étoffe de moire ruisselante l’éclat d’or de ces boucles au bout de tes souliers
Je n’existais pas quand tes pas ont glissé menu sur la piste de bal inondée par la lumière blanche des lustres
J’aurais aimé être le rayonnement de toute cette fête sur la peau incarnate de tes épaules
Je n’existais pas quand il t’a invitée à danser quand il t’a offert son bras quand tu as reconnu depuis une vie antérieure son regard vert de feuille
J’aurais aimé être le soleil de toute cette joie qui irradiait dans ton corps
Je n’existais pas quand tu as valsé avec lui jusqu’à t’étourdir renversant ton front dans la lumière fermant les yeux sous les lampes du bonheur
J’aurais aimé être la liqueur de cette ivresse montant de tes reins à ton cœur
Je n’existais pas quand il a murmuré dans un souffle qui effleura tes lèvres André
J’aurais aimé être ces deux syllabes que tu accueillis le désir d’un baiser furtif des perspectives de fiançailles peut-être
Je n’existais pas quand tu l’as rencontré dans le salon de ton père qu’il a joué un menuet au violon pour te faire sa déclaration secrète
J’aurais aimé être les lueurs et les vibrations de l’archet qui ont tendu la corde de ton âme sur une note unique
Je n’existais pas quand une lettre tamponnée de l’armée l’a envoyé sur le front de l’est
Tu n’existais plus quand tu l’as accompagné jusqu’au marchepied du wagon gris
Alors j’aurais aimé être ce mouchoir brodé de tes initiales que tu as glissé dans sa poche de soldat juste avant l’ébranlement du train juste avant que tu ne sois plus qu’un point là-bas tout au bout du quai
Tu n’existais plus quand une lettre cachetée d’un sceau noir ensuite dépliée entre tes doigts t’a fait chanceler et choir sur l’herbe douce du jardin
J’aurais voulu de toutes mes forces ressentir à ta place cette éclipse cette extinction du regard pour ne pas affronter le réel
Mort pour la patrie
Mort pour le bien commun
J’existais quand la nuit est tombée dans tes yeux au terme de trente ans de mariage avec un homme qui n’était pas fait pour toi que ton père a choisi pour perpétuer le nom de la famille et parce que tu ne pouvais pas rester en deuil à vie
Quand j’ai appris ton histoire j’ai commencé à écrire
pour faire résonner sur le papier toutes les voix qui n’existaient plus
pour que les fantômes reviennent réconforter les vivants
pour qu’aucune vie ne s’efface
pour que chaque feuillet soit une bonne nouvelle annoncée
chaque poème une déclaration renouvelée
J’existais quand tu es montée au Ciel comme on m’a dit un jour de juin
Alors je me suis assise dans l’herbe du jardin et j’ai fait de ma page d’écolière une grande piste blanche
où deux strophes dansaient face à face
dans un bal que la vie ne pourrait plus jamais interrompre
ton pied aérien s’avançant près du sien
Géraldine
