J’écris
non pour retenir
ce pétale
qui passe
mais pour garder
trace
de la lueur
de son souvenir
dans l’été
Géraldine Andrée
J’écris
non pour retenir
ce pétale
qui passe
mais pour garder
trace
de la lueur
de son souvenir
dans l’été
Géraldine Andrée
Toute petite, je m’inventais une langue, une langue qui était mienne, compréhensible pour moi seule.
Une langue sans syntaxe ni unité sémantique ; une langue délivrée de toute grammaire et exigence orthographique.
Une langue qui courait telle la rivière au gré de son propre souffle et qui charriait dans la lumière des jours d’étranges mots nés de ma bouche.
J’aimais cette langue. Elle me permettait de me comprendre, d’exister enfin, loin de ma timidité.
J’inventais plusieurs personnages qui, j’en ai conscience aujourd’hui, n’étaient autres que les projections de mon Moi idéalisé.
Je les faisais converser au coeur de ma chambre. Je réalisais ainsi des interviews sur un écran rêvé dont la clarté inondait mon esprit, ou sur une chaîne de radio fantaisiste, diffusée après l’école, heure bénie où j’étais à l’écoute.
Je modulais ma voix, selon une impulsion qui surgissait dans l’instant : tantôt puissante, tantôt douce ; tantôt cri, tantôt murmure ; tragique puis vibrante d’espoir ; mélancolique puis joyeuse.
Je savais d’instinct que c’était le rythme de cette langue qui dictait de telles variations, faisant monter des larmes à mes yeux et courir sur ma peau des frissons délicieux.
Je me prenais très au sérieux. J’étais fière de poser la question et d’apporter la réponse. Quand j’adoptais un ton docte, je me mettais sur la pointe des pieds et j’approchais mes lèvres d’un invisible micro, si brillant pour mon public imaginaire dont la chambre était comble !
Personne ne pouvait m’extraire de ma rêverie sans provoquer en moi une immense frustration d’interrompre ainsi l’intérêt de la conversation.
Quand on me disputait, quel bonheur que de me rebeller dans cette langue dont les gros mots étaient indétectables !
-Qu’est-ce qu’elle dit ? demandait-on.
Et je souriais en silence.
Il me semblait que je détenais la formule magique, la primordiale vérité de l’alchimie.
Langue de la louange, de la quête et de la révolte.
J’ai oublié aujourd’hui comment elle sonne.
Mais je sais qu’elle a existé, langue d’un lointain pays natal dont on garde le souvenir jusqu’à la fin de sa vie,
langue d’une enfant si petite qui, au fil de ses phrases insaisissables comme des flots pour autrui, a grandi.
Géraldine Andrée
Toute petite Je (extrait)
Récit autobiographique
Du jardin qui fut,
il ne reste rien :
pas un pétale,
pas un parfum,
pas une brindille,
pas un brin d’herbe,
pas une feuille,
pas un grain.
Du jardin
qui allume
tous ses feux
dans le matin,
il ne reste rien.
Personne
aujourd’hui
n’a souvenance
du silence
aux pas
de chat
qui écarte
les branchages,
de la blanche
vasque
où tremble
le mirage
des ramures
sans qu’on entende
leur murmure.
Personne ne sait
le vert incendie
de la tonnelle
au mois de juillet,
et la lune
qui pose
son rayon roux
sur les roses d’août.
Qui connaît
encore
ces ombres
d’or
qui s’allongent
à l’heure
où l’on dresse
la table dehors ?
Qui garde
mémoire
des fleurs
rouies
en automne,
dernier éclat
avant l’oubli,
et du givre
qui luit
pour les Fêtes
de toutes
ses paillettes
sur la treille
nue ?
Du jardin feu,
il ne reste rien.
Pas une trace
de l’allée
qui mène
les visiteurs
à La Demeure.
L’asphalte
de la Zone
a tout effacé.
Mais il est
une trace
qui résiste
et qui prouve
que le jardin
existe
dans les songes
tus
de chacun,
ce poème
qui vous invite
à le suivre
jusqu’à
la grille
ouverte
sur le seuil
d’une enfance
qu’une seule
bribe
de souvenir
délivre
du deuil
par la grâce
définitive
d’un soupir…
Géraldine Andrée
Tous droits réservés@2018
Si tu fais silence
comme jadis
pendant les prières
du dimanche,
tu entendras
les mille
notes
de la pluie,
lueurs
devenues
après
qu’elles se sont tues,
étoiler
la marche
ultime
de l’escalier
qui mène
au coeur
du silence
de la demeure
de ton enfance
où ton coeur
bat
encore…
Géraldine Andrée
Tous droits réservés@2018
Entre tes mains, un petit carnet noir, celui de ton feu mari, portant l’étiquette 1944.
Tu le feuillettes et tu cites les chiffres implacables de tous ceux qui ont été emportés par les innombrables convois pour Pitchipoï* à partir de la ville de Cluj**.
Tu donnes la liste des noms qui désignent des visages à jamais disparus.
Puis, tu égrènes les chiffres et les noms de tous les privilégiés qui ont pris le convoi spécial pour la Suisse, tous ces êtres humains sauvés par Kastner, au prix de la vie d’autres êtres humains.
Sur les feuillets, une écriture fine et maîtrisée, à l’encre noire et qui retrace la marche inexorable du Destin.
« Mon mari était fataliste » dis-tu.
Dans ce journal intime de 1944, pas de sentiment. Aucune exclamation d’angoisse, aucune interrogation d’espoir.
Aucune phrase descriptive dont l’ampleur s’abandonnerait à une quelconque subjectivité.
Seulement des faits, une chronologie implacable des événements, le compte précis des jours et des heures menant le futur lecteur à la mort d’autrui.
Un journal universel où se succèdent les noms des décédés comme autant de signatures posthumes.
Ensuite, tu fermes le carnet.
Dans tes yeux, tremblent les lueurs des larmes.
Ce que tu viens de lire nous regarde.
Les mots et les chiffres prononcés sont des yeux qui nous suivent à travers le temps pour que nous retenions à jamais ce qui fut,
car le petit carnet noir de 1944 qu’a tenu fidèlement ton mari feu
est devenu notre Mémoire.
Géraldine Andrée
*Pitchipoï : le pays lointain, de nulle part, « vers l’Est », en yiddish.
**Aujourd’hui, Cluj est en Transylvanie roumaine. En 1944, elle était hongroise.
Les chansons de France Gall ont bercé mon enfance et mon adolescence. Lors des dimanches après-midi d’hiver passés avec ma grand-mère, je la voyais chanter à la télé.
A l’âge de douze ans, j’entendais de ma chambre sa voix coquine chanter Les Sucettes à l’anis dans la lumière du salon ou de la cuisine.
Plus tard, âgée d’à peine vingt ans, alors que j’étais attirée par l’Afrique et le Maghreb, j’ai dansé à en avoir la fièvre sur le rythme d‘Ella Ella, Babacar et Quand le désert avance.
Un après-midi d’été, sous l’ombre bleue du marronnier, j’ai appris la mort foudroyante de Michel Berger.
En étudiant, j’allumais toujours mon petit transistor argenté et un soir, pendant la rédaction d’une âpre dissertation de philo, j’ai pleuré quand j’ai découvert cette voix subtile, délicate comme une dentelle dans la chanson Cézanne peint. J’aurais voulu poser les couleurs bleues, les couleurs d’or, les touches de pourpre et d’orange à chaque note sur mon cahier.
Mon premier amour m’a révélé ce que signifiait vraiment la chanson Les Sucettes à l’anis créée par Gainsbourg. J’ai beaucoup ri de ma naïveté.
Jeune adulte, j’ai acheté l’album Starmania puis la compilation des chansons de Michel Berger avec France. J’ai passé en boucle ça balance pas mal à Paris pendant que je corrigeais mes premières copies.
Plus tard encore, j’ai été fascinée par sa manière de galvaniser les foules, bras ouverts, mains tendues, visage renversé. Je trouvais cette offrande de soi extraordinaire. J’aurais souhaité être comme elle.
Au cours de mes difficiles épreuves, sa voix déterminée traçait son chemin en moi qui étais toujours si timide et effacée, prête à céder illégitimement ma place : Résiste ! Prouve que tu existes !
Cette simple injonction m’a aidée à m’affirmer face aux prédateurs et prédatrices.
France Gall a toujours fait partie de ma vie. Aujourd’hui, elle est morte.
Pourtant, avec ses cheveux blonds, ses yeux espiègles, son visage poupin d’éternelle jeune fille, je ne pensais pas qu’elle pût mourir. C’est arrivé. Quelques semaines auparavant, alors qu’on enterrait Johnny, j’ai eu cette prémonition, cette question intérieure :
– Mais que devient France Gall ? On n’entend plus parler d’elle !
La réponse est tombée hier.
France Gall est partie. Peut-être a-t-elle rejoint Michel et que les étoiles sont leurs projecteurs…
La voix de France Gall, sans me connaître, s’est adressée à la voix de mon coeur.
C’est ainsi que l’on prouve que l’on existe.
En chantant, elle envoyait des lettres intimes à tant d’anonymes. C’est, je crois, le signe de la plus grande réussite, celle qui consiste à dire chaque jour à chacun ici-bas : Cherche ton bonheur partout…
France, tu as rejoint Le Grand Tout.
Géraldine Andrée
Depuis ton dernier mot dans le jardin,
il y eut tant de gouttes de pluie au bord des yeux des fleurs,
tant de crépuscules qui ont coulé sur la collerette de la colline,
tant de paysages qui ont défilé derrière la vitre du train Saint-Brice – Saint-Amance,
tant de semailles et d’espérances,
tant de moissons dont les mèches d’or ont couvert à l’heure de la sieste la taie de l’azur,
tant d’abeilles chassées de la main quand suintaient les reines-claudes,
tant de feuilles foulées par les souliers,
tant de flammes qui ont crépité dans le poêle à bois,
tant d’étincelles de givre autour du houx,
tant de murmures de cette source cachée que l’on cherche toujours et qui se fait entendre dans la délivrance succédant au dégel,
tant de bourgeons prêts à enfanter leurs lueurs,
tant de feuilles et de pétales nouveau-nés,
tant de pain béni et coupé,
tant de nourrissons qui ont grandi, tant d’amours quittées, tant de rencontres, de lettres écrites, d’attentes, de réponses – ou d’abandons,
tant de pages pour une vie,
tant d’autres mots aussi,
et puis le nom de ce pays
que seuls ceux en partance purent lire
sur un panneau invisible…
Pourtant, il me suffit de prononcer ton mot unique
parce qu’il fut l’ultime,
il me suffit, oui,
de le porter sur mon souffle qui s’évanouit à l’instant même dans l’air,
pour que je retrouve les ailes de cette phrase qu’il acheva,
et qui vole désormais plus loin que notre jardin
-au-dessus de toute la terre.
Géraldine Andrée
La maison
à l’heure
de mon songe
demeure
comme elle fut
Voici à mes pieds
le tapis persan
à gauche
devant le tourne-disque
qui chantonnait
dans la nuit
pendant l’Occupation
le canapé profond
où ton mari s’endort
plus loin la crédence
où se rangent
les tasses à thé
et les beaux verres
d’apéritif
plus loin encore
la table orientale
sur laquelle
l’on dispose
une coupelle
de biscuits roses
à prendre
après ton insuline
et là-bas
suspendue
entre seconde
et soupir
la lumière
de septembre
qui dore
tes mèches
blanches
Il est facile
d’entrer
dans la demeure
de l’enfance
Il suffit
d’éclairer
le petit couloir
de la mémoire
avec une lueur
de silence
Géraldine Andrée
Tu te souviens
du robinet
incrusté
dans le mur
de pierre
du mince
filet
d’eau
qui courait
le long du tuyau
dont la bouche
faisait jaillir
en corolle
son chant
dans tout le jardin
Les notes
se posaient
ensuite
en gouttes
de silence
sur les feuilles
odorantes
de chaque plante
Tu te souviens
de la métamorphose
de l’eau
entre les mains
de Grand-Père
Il n’est pas étonnant
que fleurissent
encore
tant et tant
de roses
dans l’arrière-saison
de notre mémoire
Géraldine Andrée
Tous droits réservés@2017
Tu me dis
en ce jour
d’aujourd’hui
Ecris
sur les gouttes
de l’arrosoir
étoilant
l’escalier
de pierre grise,
l’enfant qui joue
avec son cerf
-volant
dans la brise,
les yeux
de nuit
claire
du chat,
l’éclosion
silencieuse
des boutons
de rose,
chaque
seconde
qui bat
au rythme
d’un cil,
l’ombre
mauve
du crépuscule
dans l’herbe,
le pétale
accroché
à la boucle
de la sandale,
le crépitement
de la brise
aux couleurs
de flamme,
l’âme
qui se mire
dans le halo
d’un soupir.
Je dis :
Pourquoi
écrire
sur toutes
ces choses
ici-bas ?
Demain,
le monde
ne se souviendra pas
de moi.
Et tu me réponds :
Ecris
pour que le monde
ne les oublie pas.
Géraldine Andrée