Toute petite, je m’inventais une langue, une langue qui était mienne, compréhensible pour moi seule.
Une langue sans syntaxe ni unité sémantique ; une langue délivrée de toute grammaire et exigence orthographique.
Une langue qui courait telle la rivière au gré de son propre souffle et qui charriait dans la lumière des jours d’étranges mots nés de ma bouche.
J’aimais cette langue. Elle me permettait de me comprendre, d’exister enfin, loin de ma timidité.
J’inventais plusieurs personnages qui, j’en ai conscience aujourd’hui, n’étaient autres que les projections de mon Moi idéalisé.
Je les faisais converser au coeur de ma chambre. Je réalisais ainsi des interviews sur un écran rêvé dont la clarté inondait mon esprit, ou sur une chaîne de radio fantaisiste, diffusée après l’école, heure bénie où j’étais à l’écoute.
Je modulais ma voix, selon une impulsion qui surgissait dans l’instant : tantôt puissante, tantôt douce ; tantôt cri, tantôt murmure ; tragique puis vibrante d’espoir ; mélancolique puis joyeuse.
Je savais d’instinct que c’était le rythme de cette langue qui dictait de telles variations, faisant monter des larmes à mes yeux et courir sur ma peau des frissons délicieux.
Je me prenais très au sérieux. J’étais fière de poser la question et d’apporter la réponse. Quand j’adoptais un ton docte, je me mettais sur la pointe des pieds et j’approchais mes lèvres d’un invisible micro, si brillant pour mon public imaginaire dont la chambre était comble !
Personne ne pouvait m’extraire de ma rêverie sans provoquer en moi une immense frustration d’interrompre ainsi l’intérêt de la conversation.
Quand on me disputait, quel bonheur que de me rebeller dans cette langue dont les gros mots étaient indétectables !
-Qu’est-ce qu’elle dit ? demandait-on.
Et je souriais en silence.
Il me semblait que je détenais la formule magique, la primordiale vérité de l’alchimie.
Langue de la louange, de la quête et de la révolte.
J’ai oublié aujourd’hui comment elle sonne.
Mais je sais qu’elle a existé, langue d’un lointain pays natal dont on garde le souvenir jusqu’à la fin de sa vie,
langue d’une enfant si petite qui, au fil de ses phrases insaisissables comme des flots pour autrui, a grandi.
Géraldine Andrée
Toute petite Je (extrait)
Récit autobiographique