La chambre de l’écriture
Enfant, j’ai vécu la solitude comme une malédiction. Je trouvais que c’était une malchance de rester dans ma chambre la plupart du temps. Les circonstances m’y obligeaient : j’habitais – et j’habite encore – dans une région où il ne fait pas souvent beau. En outre, notre maison se situait loin de la ville. Je ne me rendais donc pas au Nouga (diminutif des Nouvelles Galeries) avec des copines pour acheter des colifichets, et encore moins au café pour discuter avec elles de garçons qui ne m’auraient pas regardée. Enfin, comme l’ambiance familiale était régulièrement très tendue, j’avais appris instinctivement à m’isoler et, ainsi, à me préserver de ces drames domestiques déclenchés pour des prétextes extrêmement véniels.
Je revois ma chambre d’enfance comme si c’était hier : les rideaux orange, la tapisserie étoilée de fleurs dorées, le plancher de bois qui craquait sous mes pas, le petit lavabo et son miroir cachés par un rideau.
Au début de l’installation dans cette maison, des champs bordaient le jardin. Je pouvais observer de ma fenêtre un lièvre qui détalait, une biche qui regardait en direction du feuillage de notre mirabellier, la flamme rouge d’un écureuil qui semblait surgir du ciel. Je garde un souvenir précis de ces instants aussi exceptionnels que des miracles.
Hélas ! Toute cette nature fut détruite. Un parking de supermarché remplaça les arbres, les herbes et les animaux sauvages. La pelleteuse arrêta son massacre au ras du mur du jardin. L’espace devant mon regard s’étant rétréci, je nouai désormais contact avec ce qui était proche de moi – le platane, les tuiles de la véranda juste en dessous de la chambre, un merle noir qui visitait en hiver le rebord de ma fenêtre, sur lequel je disposais quelques miettes du pain chapardé au déjeuner.
Me considérant comme prisonnière de cet espace, je m’inventai des voyages par le biais de mes lectures. Derrière la vitre mouillée, je m’imaginais roulant en calèche sur les allées, comme si j’étais l’une des petites filles modèles échappée d’un récit de la Comtesse de Ségur. Quand j’explorai la poésie de Victor Hugo, je superposai au jardin familial la vision intérieure que j’avais du jardin des Feuillantines. Plus je me sentais calfeutrée, plus j’élargissais l’espace de mon imaginaire. Les murs que je croyais inébranlables cédaient. Assurément, la littérature m’y aidait.
Lorsque je découvris plus tard l’essai Une chambre à soi de Virginia Woolf, qui prône la nécessité pour toute femme d’avoir une chambre à elle – symbole de l’autonomie matérielle et affective -, afin de pouvoir accéder à la liberté de sa créativité, j’eus une révélation : mes séjours de solitude dans la chambre de mon enfance avaient été une bénédiction et un luxe dont beaucoup n’ont pas l’heur de bénéficier. À une époque récente, nombreuses étaient les femmes et les jeunes filles à ne pas avoir véritablement d’endroit à elles – même pas un petit bureau ou un coin de placard. Ce qui était d’autant plus la norme à l’époque de Virginia Woolf :
Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature.
Les femmes devaient encore partager tout l’espace avec l’autre – qu’il fût un frère, un parent -, dans les logements étroits des immeubles mal insonorisés des années soixante-dix et quatre-vingt. Je pris donc conscience que je faisais partie d’une caste de fillette et d’adolescente privilégiée. L’Univers m’avait fourni l’endroit nécessaire pour me protéger.
C’est parce que j’étais recluse dans ma chambre les jours de week-end et de vacances scolaires que je commençai à écrire. Dans cette chambre naquit mon premier journal intime. Puis, les cahiers de mes poèmes se succédèrent. Je me fis la dramaturge d’un théâtre de marionnettes pour mon public composé de peluches et de poupées. J’entrepris de longues conversations avec des héroïnes qui étaient de multiples projections de moi-même. Avec un ami imaginaire, je courais sur le terrain vague d’une page vierge et de ces séances de batifolages, je gardais la trace de calligrammes, d’enjambements, de rimes alertes. Je devins le poème sautant à cloche-pied sur la marelle du papier ligné. Je réalisai qu’avec la seule plume de mon stylo, je pouvais voyager dans le temps et dans l’espace. J’avais le don d’ubiquité!
Je possède toujours mon lieu d’écriture-rien-qu’à-moi aujourd’hui : mon bureau avec ma bibliothèque, mon ordinateur, mon imprimante. Grâce à la chambre de mon enfance, je suis devenue une femme inspirée et inspirante pour ceux qui apprécient ma présence.
Je dois ajouter que le petit essai de Virginia Woolf m’a fait accéder à une autre chambre : ma chambre intérieure, celle de mon cœur où s’assoit mon âme, mon hôtesse complice, à laquelle je m’adresse dans mes confidences, afin de recueillir ses conseils. C’est pour cela qu’au milieu de mes épreuves, je crois toujours au pouvoir d’une petite lampe éclairée – celle de la foi. J’ai lu, en 2020, l’essai d’Ariane Bilheran, Se sentir en sécurité ; Comment se protéger du stress et de la peur 1, qui m’a invitée à développer ma faculté de sécurisation intérieure. Quel que soit l’endroit où je me trouve – y compris dans la chambre d’hôtel la plus inconfortable, la plus lointaine et la plus bruyante -, je peux choisir d’accéder à ma-chambre-de-toujours, en posant ma main sur mon plexus solaire, au niveau duquel j’ai ancré/encré par des mots en images ce haut lieu de paix que la psychologue Ariane Bilheran qualifie de « nid psychique » :
Même si vous êtes victime d’épreuves qui vous ont mené, par un malheureux concours de circonstances, à l’hôpital, en prison, dans un habitat précaire,
ayez à l’esprit que votre intériorité ressemble à un magnifique château que vous aurez aménagé comme bon vous semble.
affirme Ariane Bilheran.
Je peux témoigner que, lorsque l’on a appris à consolider son intériorité, on est moins assailli par les contingences de l’existence qui se manifestent la plupart du temps sous la forme d’intrusions psychiques, engendrées par des événements ou des rencontres indésirables dans nos vies. Dès que l’on respecte le nid de sa psyché, on se fortifie contre des attaques qui, par conséquent, se raréfient.
Quand je relis mes poèmes et mes journaux intimes, je m’aperçois que les chambres m’ont davantage habitée que je n’ai habité ces chambres – il en est ainsi du retour ultime à soi dans La Petite Chambre du sud ou de la traversée de toutes les chambres de la vie, à l’image de la métamorphose de mon être.
De surcroît, je dois avouer que j’ai complété ma lecture du livre Une Chambre à soi de Virginia Woolf par ma vision personnelle de l’inspiration créatrice.
En effet, si toute femme désirant être au contact de sa Muse – qui n’est autre qu’elle-même/elle-m’aime – doit bénéficier d’un endroit exclusivement personnel, je pense que l’œuvre qu’elle crée ou qu’elle projette de créer est déjà cet endroit suprême, cette supra-maison ou maison onirique, comme le disait Gaston Bachelard dans La Poétique de la rêverie. En ce qui me concerne, si je possède, certes, une chambre d’écriture et que cette chambre d’écriture vient soudain à manquer, je suis réconfortée par une certitude inébranlable : l’écriture est ma chambre. Pourquoi ? Parce que sur une page, je peux toujours m’étendre, me détendre, me poser, me reposer, rêver, rire ou pleurer à loisir et ce, n’importe où, y compris dans un lieu de transit – une gare, un aéroport, un abri de tram… Le cahier qui s’ouvre, se referme quotidiennement est ma chambre de papier – un lieu permanent, secret et solide où je ne suis jamais seule quand j’en franchis le seuil, car tous mes essais de récits, romans et poèmes – déclinés en autant de versions de Moi-Même – m’attendent fidèlement.
La définition du haut lieu dans le dictionnaire Larousse est celle-ci :
Endroit où se sont passées des choses mémorables.
Or, le papier est précisément l’endroit où s’inscrit la mémoire des choses. Le cahier – devenu livre – prolonge la mémoire des murs et de toutes les maisons de notre vie.
Je reviendrai vers ce sujet inspirant dans un billet futur.
« Dans cet espace, vous vous sentez soutenus et rassurés. »
1 Petite Biblio Payot ; janvier 2018
Géraldine Andrée
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