Je me souviens. J’avais commencé un cahier de Toi à Moi, de Moi à Toi, dédié à notre relation par-delà le temps et l’espace, cahier que j’ai transformé ensuite en pages du matin, comme autant de lettres que je t’envoie.
J’ai cherché pendant longtemps le murmure d’une voix, un souffle peut-être. Mais je n’entendais que le sang du silence qui circulait dans l’appartement vide. Rien d’autre.
Il n’y avait rien à attendre de l’ombre. Rien à espérer. Rien à découvrir. Alors, j’ai ouvert les volets et j’ai laissé le soleil baigner toutes les pièces de ma solitude.
Dans la salle à manger, une pile de cartons. Premier bûcher funéraire dressé. Les larmes dans les yeux, je me suis retrouvée dans les vieilles photos de ma jeunesse. Moi, dessinant à l’âge de cinq ans, vêtue de ma robe fleurie, et souriant, surprise devant l’éclair blanc du flash. Puis moi, à l’âge de seize ans, souriant de profil, avec mes boucles d’oreille roses et ma mèche blonde sur le front. Ai-je été Moi à ce moment-là, cette Autre, cette jeune fille qui ignorait la douleur qu’elle allait vivre ?
Sont venus dans ma main des carnets d’adolescence, des cahiers griffonnés qui s’effeuillent, car leur vieille reliure se détache à la lecture, des poèmes tapés à la machine à écrire – mon style n’était pas si différent de celui d’aujourd’hui – et surtout le cahier orange de mes sept ans, ce cahier de poèmes et de dessins entremêlés.
Je m’attendais à retrouver un foulard fleuri d’où s’échappait jadis le rire de ma mère, un foulard qui ne remplacerait pas sa peau mais qui en était le souvenir.
Et c’était moi que je retrouvais, l’adolescente triste et discrète qui écrivait pour lutter contre l’effacement dans sa famille, qui vivait pour écrire mais qui, surtout, écrivait pour vivre.
Je me sentais si petite face à ce vide qu’était devenu l’appartement familial. Aussi suis-je passée à la pièce de gauche, celle du cœur finalement, l’ancien salon de mes parents.
Il y avait là un deuxième bûcher funéraire composé de choses et d’autres – cadres brisés, portraits fracturés, vieux papiers d’héritage pour une maison depuis longtemps vendue, photos de la fille que je voulais oublier.
Et, alors que j’étais si désespérée, je t’ai rencontrée dans tes livres, toi l’aïeule, dans ta maison de Montmorency, écrivant sous les feuillages, le visage tourné vers mon regard, comme si tu savais que j’allais naître et que tu allais me reconnaître… plus tard, bien plus tard…
J’ai feuilleté tes cahiers de cuir brun, tes carnets à la couverture rousse comme les fleurs rouies de ton jardin. J’ai suivi le chemin de ton écriture fine, alerte, légèrement déhanchée… Un sentier frêle pour mes yeux voilés à travers lequel mon index m’a guidée.
J’ai traversé nos paysages communs d’écriture : un verger, une forêt, une maison-refuge pendant l’Occupation, le retour à la terre natale, le visage de ton père, un repas de Noël où il était encore là… Tous ces thèmes que j’explorais dans mes poèmes figuraient déjà dans ces pages que tu avais écrites avant ma naissance. C’est comme si tu m’avais transfusé le sang de ta poésie.
Je suis revenue à la salle à manger, au bûcher funéraire de tous les anciens Moi que je fus. Et elle était là, Géraldine, dans la lumière d’une terrasse matinale, point de départ pour l’inspiration d’une nouvelle décrivant la relation tragique entre deux amants.
Je suis ensuite revenue à tes textes dans le salon, à l’adolescente que tu avais été, toi aussi, et qui pouvait mourir pour un chagrin d’amour. Nos cahiers se faisaient l’écho l’un de l’autre dans le silence de la maison abandonnée. Ma trace continuait ta trace ; ta trace rendait visible la mienne ; nos deux chemins se superposaient ; nos mots se mêlaient, se répondaient par-delà la rive qui nous sépare – toi la défunte, moi la vivante. Pour nous deux, la page est cette neige un peu jaunie à travers laquelle nous nous promenons, où nous conversons en sourdine.
Aujourd’hui, je comprends mieux le titre de mon journal intime de 2017 : de Toi à Moi ; de Moi à Toi.
Les deux pièces de la maison vide – l’une contenant tes manuscrits ; l’autre contenant mes manuscrits – se font face comme les deux pages d’un recueil de souvenirs à remplir.
J’ai emporté tes cahiers avec les miens. Toi et moi, nous avons pris ensemble le train du retour vers ma maison.
Peut-être n’ai-je pas vécu toute cette souffrance en vain. Moi qui venais en quête d’un souvenir de mes parents dont ma sœur m’avait définitivement spoliée, c’est ton souvenir que j’ai recueilli ; ce sont toutes ces feuilles de toi que j’ai rassemblées. Le fil de l’encre nous relie à jamais. L’écriture m’a aidée à franchir l’espace-temps qui nous sépare.
Grâce à tes cahiers, je peux affirmer maintenant que j’écris. Je m’en sens légitime, car j’ai tes journaux intimes pour héritage.
Grâce à ta vie, je peux affirmer maintenant que ma vie a un sens. Je peux poursuivre la phrase interrompue de ton existence. De gauche à droite, du cœur à l’esprit, puisque tel est le sens de l’écriture.
Et c’est promis : de ta vie, de tes témoignages, de tes récits, de nos expériences semblables, des événements karmiques qui nous réunissent, je ferai un livre.
Notre double biographie. Deux fenêtres côte à côte ouvertes.
Géraldine avec Berthe
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