Victor Hugo est un poète, romancier, dramaturge et essayiste français. Il a créé de nombreuses œuvres dans tous les genres littéraires. Homme politique et romantique engagé, il fut un fervent défenseur des droits des opprimés, de tous les Misérables et a combattu contre la peine de mort. Surnommé L’Homme-Océan – expression qui se vérifie par la lignée maternelle – et L’Homme-Siècle – expression qui se vérifie par la lignée paternelle -, il a participé à la réparation de toute la société du XIXème siècle, de par son arbre généalogique.
Génosociogramme fait à la main de Victor Hugo
1) L’Homme-océan
Victor Hugo naît le 26 février 1802 de Sophie Trébuchet et de Joseph Léopold Hugo.
Sophie Trébuchet est orpheline de son père Jean-François Trébuchet, mort de noyade sur l’île Maurice où il a dû s’exiler après avoir été ruiné. Sophie Trébuchet est originaire d’une famille d’armateurs bretons ayant très probablement participé au commerce triangulaire au XVIIIème siècle. La mère de Sophie Trébuchet, Renée Louise Le Normand du Buisson, est morte « dans les eaux », juste après l’accouchement de son huitième enfant. Renée Le Normand du Buisson est fille de Renée-Pélagie Brevet, morte à vingt-trois ans et de René-Pierre Le Normand du Buisson, avocat et procureur fiscal qui a fait preuve de lâcheté sous la Terreur, puisqu’il a acquiescé aux noyades de Nantes commanditées par le juge Carrier (génocide breton et vendéen).
Sophie Trébuchet mourra d’eau dans les poumons (phtisie) après avoir jardiné.
Victor Hugo épousera Adèle Foucher et donnera naissance à Léopold qui mourra à 4 mois, Léopoldine qui mourra noyée dans la Seine à Villequier à l’âge de 19 ans, Charles (décédé d’apoplexie), François (décédé de tuberculose), Adèle qui « sombrera » dans la folie (comme les navires) après s’être éprise d’un officier qu’elle suivra de manière obsessionnelle jusqu’à l’île de la Barbade (réplique de l’exil de l’aïeul à l’île Maurice où il laissera la vie) et où elle errera avant d’être rapatriée en France.
Victor Hugo devra s’exiler sur les îles de Jersey et de Guernesey où il rédigera une partie des Contemplations – recueil dédié à sa fille noyée Léopoldine – en contemplant l’océan, la nuit. Le thème du gouffre, des abysses, des épaves, des monstres dans la nuit marine reviennent souvent dans son œuvre poétique et symbolisent une hantise psychique par la douleur du deuil.
Victor Hugo mourra d’asphyxie (autre variante de la noyade) déclenchée par une pneumonie.
On peut donc relever du côté maternel la problématique transgénérationnelle liée au thème de l’eau et des mortalités précoces : « mort dans les eaux », de Louise ; noyade de Jean-François Trébuchet ; noyade à dix-neuf ans de Léopoldine ; noyade symbolique d’Adèle dans la folie et du frère de Victor Hugo, Eugène (suite au mariage de Victor avec Adèle dont il était éperdument amoureux) ; noyade pulmonaire (phtisie de Sophie Trébuchet, tuberculose de François, pneumonie de Victor)…
Il y a, dans ces phénomènes de répétitions et de loyautés familiales (« on doit mourir de la même mort que l’aïeul J F Trébuchet »), le devoir de remboursement inconscient (ou karmique ?) d’une double dette de culpabilité : celle des noyades vendéennes sous la Terreur et celle d’avoir laissé s’exiler l’aïeul qui est mort seul, au loin. Ce phénomène de rétribution inconsciente passe par les noyades, l’errance et l’exil (exil de Victor Hugo, errance de sa fille Adèle, exils successifs de Sophie Trébuchet qui devait suivre son mari officier au cours de ses campagnes militaires napoléoniennes).
La postérité donnera à Victor Hugo le surnom d‘Homme Océan qui renvoie directement à la mémoire transgénérationnelle maternelle dont il est à la fois le porteur et le réparateur, puisqu’il met en mots l’indicible douleur familiale, régionale et collective des êtres chers disparus dans les eaux.
Analysons maintenant la branche paternelle du poète.
2) L’Homme-siècle
La problématique transgénérationnelle liée au triangle amoureux tragique et à la rivalité fratricide domine cette branche. L’issue est toujours la même : la mort ou la folie.
Joseph Léopold Sigisbert Hugo naît à Nancy le 15 novembre 1773 et meurt d’apoplexie le 29 janvier 1828 à Paris. Il vient d’une lignée ayant servi dans l’armée royale et accompli de hautes fonctions, surtout du côté paternel, puisque son père Joseph était un ancien adjudant et homme de loi auprès du roi Louis XVI.
Nommé officier puis colonel au service du frère de Napoléon, Joseph Léopold Sigisbert Hugo parcourt toute l’Europe, de garnison en garnison. Son épouse est contrainte de le suivre avec ses trois enfants, Abel, Eugène et Victor. En route vers l’Espagne où Léopold est muté, tous les trois sont témoins de massacres et d’exécutions qui marqueront fortement la mémoire de Victor.
Le couple ne s’entend pas, se dispute fréquemment et, lorsque le divorce est prononcé, la fratrie est divisée : Abel ira vivre avec son père, tandis que les deux frères considérés comme jumeaux, Eugène et Victor, restent avec leur mère.
Joseph Léopold Hugo a un ami très proche, qu’il considère comme son frère jumeau de cœur, Victor Fanneau de la Horie, général français (né le 5 janvier 1766 et mort le 29 octobre 1812 à l’âge relativement jeune de 46 ans, fusillé), descendant d’une lignée de juges. Il est notoire que Victor Fanneau de La Horie devient l’amant de Sophie Trébuchet, l’épouse de Léopold. Les deux entretiennent une liaison pendant de longues années. Quand Victor Fanneau est accusé de conspiration contre Napoléon 1er, Sophie le cache dans le couvent des Feuillantines, la demeure et le jardin refuges – symboles de l’Éden – que le poète évoquera beaucoup dans Les Contemplations. Victor Fanneau devient le précepteur et le parrain du jeune Victor. Il est à noter que le parrain et son neveu portent le même prénom. Ce n’est pas un hasard. En vérité, beaucoup d’éléments biographiques établissent que Victor Fanneau de La Horie est, en vérité, le père biologique de Victor, tandis que Léopold est le père adoptif. Inlassablement traqué par ses anciens amis représentants de la police impériale, Fouché puis Savary, Victor-Fanneau est arrêté et fusillé.
Le jeune Victor perd donc deux fois une figure paternelle : la première avec l’éloignement de Léopold lors de la séparation du couple légitime, la deuxième avec l’exécution du parrain – en vérité, père biologique – Victor Fanneau de La Horie.
Il reste au jeune Victor son frère aîné Eugène dont il est si proche que tous les deux sont considérés comme jumeaux. Cependant, tous les deux tombent amoureux d’Adèle Foucher, une amie d’enfance. C’est Victor qui épouse Adèle. Eugène ne peut le supporter et sombre dans la folie schizoïde le jour du mariage de son petit frère.
Le mariage de Victor avec Adèle sera malheureux. Le couple se préoccupera de préserver seulement les apparences. En vérité, Victor et Adèle ne s’entendent pas – l’un trompant l’autre, Adèle avec l’écrivain Sainte-Beuve et Victor avec Juliette Drouet dont il adoptera la fille (morte au même âge que Léopoldine) et qu’il installera non loin de chez lui lors de son exil à Guernesey.
En retraçant les événements-clés qui ont impacté la vie de l’écrivain dans ce génosociogramme, je peux noter deux déterminismes générationnels :
1) le trio amoureux infernal :
A. l’époux-l’épouse-l’amant (Léopold-Sophie-Victor Fanneau)
B. les frères jumeaux tous deux amoureux de la même jeune fille (Eugène-Victor-Adèle)
C. l’époux-l’épouse-l’amante (Victor-Adèle-Juliette).
Pour les cas A et B, ce trio amoureux est dominé par une rivalité fratricide reprenant l’épisode biblique de l’Ancien Testament où Caïn tue son frère Abel. Il est à noter que le frère aîné de Victor s’appelle Abel. Il est évincé de la fratrie en allant vivre avec son père Léopold, au rythme de ses conquêtes militaires. Il s’agit d’une sorte de disparition, voire de mort symbolique, pour le jeune Victor qui ne voit plus son frère.
Pour le cas A, la rivalité fratricide concerne Léopold, l’époux de Sophie et son ami intime Victor Fanneau, l’amant de Sophie. Inconsciemment, l’un doit nécessairement disparaître pour que l’autre garde – sinon sa place d’époux – au moins sa place de père auprès du jeune Victor. Ce souhait de meurtre psychique se matérialise, selon moi, dans la matière, avec l’éviction par les armes de Victor Fanneau de La Horie.
Pour le cas B, le même schéma de lutte fratricide se reproduit. L’un doit disparaître pour que l’autre existe en tant qu’époux. Eugène, amoureux fou d’Adèle, disparaît psychiquement puisqu’il devient dément le jour des noces entre Victor et Adèle. L’issue du conflit fratricide ne présente que deux alternatives – la folie ou la mort – comme dans les tragédies grecques.
Il est à noter que le thème de l’œil de la conscience culpabilisante qui juge Caïn est souvent évoqué dans la poésie de Victor Hugo :
« L’Oeil était dans la tombe et regardait Caïn. »
La Conscience
2) L’injustice et la trahison par un proche :
Victor trahit Eugène en épousant Adèle ; puis il trompe sa femme avec Juliette tout comme l’a fait sa mère Sophie avec Victor Fanneau. Quant à Victor Fanneau, ses implications dans les conspirations contre Napoléon n’ont pas été clairement démontrées. Il a été arrêté puis condamné à mort suite à la dénonciation de deux de ses amis (Savary notamment). Enfin, des études biographiques émettent l’hypothèse que ce serait Pierre Foucher, le père d’Adèle Foucher, greffier au tribunal de Paris, qui l’aurait dénoncé. Quoi qu’il en soit : Victor Fanneau de la Horie subit l’ironie d’une destinée tragique : il meurt exécuté alors qu’il est le descendant d’une lignée de juges de paix !
La mémoire transgénérationnelle que porte Victor Hugo pourrait donc être la suivante :
A) Victor est sous l’emprise d’une mémoire de répétition :
1) Il reproduit la mésentente conjugale de ses parents.
2) Il reproduit la mémoire d’adultère (liaison avec Juliette Drouet qui habite non loin du foyer conjugal à Guernesey et liaisons avec d’autres maîtresses).
3) Il reproduit la mémoire d’exil du fait des déplacements récurrents du couple parental à travers l’Europe.
4) Il reproduit la mémoire de révolte et d’exil du fait du traumatisme de l’exécution de son père biologique : Victor Fanneau de la Horie. En effet, tout comme Victor Fanneau de la Horie, il fomentera une conspiration contre le Coup d’État de Napoléon III et, ses jours étant clairement en danger, traqué par la police (comme le fut Victor Fanneau de la Horie), il est contraint de s’exiler pendant 20 ans sur les îles anglo-normandes.
B) Victor est sous l’emprise d’une mémoire de réparation vis-à-vis de son père Fanneau de La Horie :
1) Il prend la plume pour dénoncer les injustices et les misères de son temps (Les Misérables). En effet, son père biologique est mort comme un misérable, condamné à mort et fusillé, et il est représenté par l’image du forçat traqué, Jean Valjean, dans la fresque sociale Les Misérables. Il ne faut pas oublier que Victor a été prédestiné très jeune à ce rôle de réparation puisque son inconscient a été chargé de toutes les images d’exécutions sur la route espagnole.
2) Il se révolte contre la tyrannie de Napoléon III tout comme son père biologique Victor Fanneau de la Horie contre Napoléon 1er, reprenant le flambeau de son combat. Et il réussit là où son père a échoué. En effet, alors que Victor Fanneau aurait pu s’exiler aux Amériques – comme cela lui avait été conseillé – pour échapper à la mort, Victor, lui, parvient à s’exiler, non seulement pour sauver sa vie, mais aussi pour traverser le deuil de sa fille Léopoldine. Puis, à son retour en France, il fera une véritable carrière politique, siègera à l’Assemblée nationale, demandera l’abolition de la peine de mort – accomplissant ce que Victor Fanneau de la Horie n’a pu accomplir : le combat pour la justice, l’égalité et la liberté.
En ce sens, il incarne l’expression de L’Homme-Siècle que la postérité lui a attribuée et qui correspond à la mémoire transgénérationnelle de la branche paternelle.
Il ne faut jamais oublier que nos réactions, choix, pensées sont déterminés par les événements familiaux et socio-historiques. Qu’aurions-nous fait à la place de cet aïeul dans le même contexte ? Pas mieux, je pense. Pas pire, non plus. Il est à noter que si la vie de Victor Hugo a été dirigée par des déterminismes transgénérationnels inconscients, l’écrivain a transformé ces déterminismes en élan réparateur et créateur puisque, grâce à ses œuvres littéraires et son engagement politique, il a réparé la société de son temps à travers ses deux lignées – maternelle et paternelle.
Intéressons-nous maintenant à l’enfant de remplacement et au fantôme transgénérationnel dans le génosociogramme de Victor Hugo.
1) L’enfant de remplacement :
Ce terme désigne un enfant né après un enfant mort, à la naissance ou en bas âge. Léopoldine, le deuxième enfant de Victor Hugo (considérée comme le premier enfant sur l’arbre généalogique), est l’enfant de remplacement du petit Léopold, décédé à 4 mois. Son prénom reprend le prénom de l’enfant mort, en étant féminisé : Léopold-ine. Il était courant, au XIXème siècle, que l’on donne les mêmes prénoms de génération en génération : Léopold fils reprenant le prénom Léopold père. Mais leur attribution peut être psychiquement significative du point de vue transgénérationnel (c’est tout l’inverse aujourd’hui, puisque la mode est de donner aux enfants des prénoms fantasques, ce qui n’efface pas les traumatismes générationnels mais qui, bien au contraire, les refoule très loin dans la psyché). De même, Léopoldine semble avoir remboursé dans le sacrifice inconscient de la noyade (sa robe est restée accrochée au bateau retourné et elle ne savait pas nager) la dette collective et karmique de René-Pierre Le Normand du Buisson, contractée lors des noyades vendéennes sous la Terreur.
2) De plus, Adèle semble avoir été colonisée par le fantôme transgénérationnel de l’aïeul Jean-François Trébuchet.
« Le fantôme transgénérationnel est une mémoire familiale qui se constitue et qui va être « gérée inconsciemment » par l’un des membres du clan né après le drame. Cette mémoire est enfermée dans une sorte de crypte de l’inconscient dans laquelle vivrait le Fantôme en relation avec le drame. Ce dernier sortirait de temps en temps et utiliserait le corps et l’esprit de l’enfant ». affirme le Docteur Salomon Sellam dans son ouvrage Le Syndrome du gisant.
Adèle Hugo est la gisante de l’aïeul Jean-François Trébuchet. Lorsqu’elle suit désespérément un officier dont elle est folle amoureuse jusqu’à l’île de la Barbade, c’est pour remettre en marche ce défunt, lui redonner vie et mouvement, d’une certaine manière, autre façon de le « ressusciter », ce qui ne peut que l’amener à sombrer dans la folie et à rejoindre ensuite le sépulcre de l’hôpital psychiatrique.
3) Ce fantôme transgénérationnel de l’aïeul J F Trébuchet, c’est Victor Hugo qui en fut le vecteur, contaminant ainsi inconsciemment ses enfants, ayant été lui-même contaminé dans son psychisme par cette disparition injustifiée, cette noyade injustifiable de son grand-père maternel.
Nombreuses sont les références à la crypte dans son œuvre poétique, comme dans le poème Veni, Vidi, Vixi: Je suis venu, j’ai vu, j’ai vécu (donc je suis mort) :
« Ô Seigneur, ! ouvrez-moi les portes de la nuit,
Afin que je m’en aille et que je disparaisse !«
La récurrence de l’attrait pour la mort et l’abîme montre que le poète souffre non seulement d’un deuil pathologique (volonté de fuir les fleurs, le soleil, les parfums du printemps pour reposer dans une nuit sans saison) de sa fille Léopoldine, mais aussi d’une fascination pour les fantômes du passé (qu’il interrogera lors de séances de spiritisme à Jersey et à Guernesey).
Cette contamination transgénérationnelle par le fantôme conduit également Victor Hugo à remettre debout son proche défunt mort de manière indigne : Victor Fanneau de La Horie, grâce à son combat politique et judiciaire, manière aussi de dépasser le deuil de Léopoldine dans ses plus beaux poèmes, comme Demain, dès l’aube, extrait des Contemplations, où il berce son souvenir par la marche, essayant de la faire revivre dans la beauté de la nature et le cycle du temps :
« Demain, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt ; j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.«
4) En laissant inconsciemment le fantôme de l’aïeul Jean- François Trébuchet le coloniser – jusqu’à contaminer ses descendants -, son clan maternel lui a transmis une mission de réparation par l’octroi de son prénom Victor, qui signifie Vainqueur en latin.
Victor devait vaincre la mort. Le déterminisme familial l’a confronté à de nombreux deuils pour remplir cette mission : la mort de Fanneau de La Horie, la mort du petit Léopold, la mort de Léopoldine, la mort de Charles, la mort de François-Victor. Seule sa fille Adèle lui a survécu, recluse à l’asile psychiatrique.
De la descendance de l’arbre généalogique de Victor Hugo, il ne reste que celle de Charles.
Alors, Victor Hugo a-t-il vaincu la mort ? Sans doute par la littérature et en accédant à la postérité, offrant ainsi à tout son clan l’opportunité d’être éternellement mis en lumière.
Beaucoup veulent écrire leurs mémoires car ils ont peur de l’effacement : effacement de leur vie, de leur être, de ce qu’ils ont ressenti, pensé, aimé…
S’il ne subsiste pas de trace de notre passage sur cette terre, qui se souviendra de nous ?
Parfois, on éprouve l’urgence d’écrire ses mémoires car on pressent qu’on est au seuil de l’oubli, que l’amnésie guette – « Oh ! Encore épisodiquement ! Mais il faut être lucide ! » me dit-on. Pour certains, un diagnostic de la maladie d’Alzheimer a été établi. Je reviendrai, très prochainement, sur ce sujet, dans un billet spécifique.
D’autres sont tellement hantés par la peur de perdre la mémoire en entamant le grand projet d’écrire le livre de leur vie, qu’ils craignent de ne pas se souvenir de tout ou d’évoquer un déroulement inexact des événements.
Tout d’abord, je tiens à vous dire que la mémoire est sélective parce qu’elle est subjective. En effet, la manière avec laquelle vous raconterez le mariage de votre cousine sera très différente de la manière de raconter de votre sœur, par exemple. Et pourquoi vos récits ne seront-ils pas les mêmes ? Parce que c’est votre sensibilité qui vous oriente vers certains détails, et pas d’autres. Ainsi, vous aurez retenu la trace du rouge à lèvres de la mariée sur votre joue, l’œillet à son corsage alors que votre sœur parlera plus volontiers de l’atmosphère générale de la fête. C’est pourquoi aucune biographie ne se ressemble – y compris si plusieurs membres de la même famille initient l’écriture du livre – car chaque livre est le reflet d’une âme. Dans une biographie polyphonique, chaque chapitre fera résonner l’écho d’une voix singulière.
Si votre mémoire commence à faire défaut, je peux vous aider dans cette reconquête en vous demandant de chercher des indices concernant les périodes lacunaires. C’est ainsi que je travaille sur les journaux intimes, les articles de journaux, les lettres, les brouillons… Je peux également vous orienter vers un indice sensoriel : un parfum, une couleur, un tissu, un morceau de musique… Une vieille dame a vécu de véritables retrouvailles avec la petite fille qu’elle était, grâce à son nounours qu’elle a sorti d’une malle. Les oreilles déchirées de ce dernier lui ont rappelé le chat tigré qui malmenait le jouet dans l’herbe haute entourant la maison…
En cas de défaillance mnésique, il faut, bien sûr, abandonner l’idée d’une biographie traditionnelle – c’est-à-dire trop rigide, avec une chronologie stricte. Si la trame chronologique est tout à fait possible lors d’événements dont vous vous souvenez parfaitement, la construction thématique intervient en cas de blancs, de silences – les deux s’entremêlant. De même, une biographie uniquement thématique est tout à fait possible. Nous pouvons travailler sur des motifs pour lesquels nous élaborerons des fiches qui vous permettront de faire la liste des points biographiques que vous souhaitez aborder. Par exemple : LE JARDIN : la fontaine – l’arrosage des dahlias – comment je dansais, en été, dans le jet d’eau du tuyau d’arrosage… Comme vous le voyez, la thématique de l’enfance dans le jardin est abordée sous le motif de l’eau. Peuvent s’ensuivre ceux des parfums, des sons, des lumières, des dimanches, des réunions familiales ou amicales, du savoir-faire du jardinier, des semis et des récoltes… La liste est extensible !
Quand on aborde l’écriture d’une biographie, il est important de faire confiance à cette mémoire qui puise sa richesse dans l’immense réservoir de l’inconscient. Vous serez alors étonné comment la vie répond à votre désir, en mettant sur le chemin de vos souvenirs des synchronicités. Comme par hasard, vous retrouvez le billet de cet ancien concert auquel vous êtes allé avec votre amoureux, l’extrait d’acte de naissance de cet oncle énigmatique, la photographie de la maison de vacances depuis longtemps vendue… La vie vous soutient dans le processus mnésique, en vous apportant des éléments qui, telles des lueurs providentielles, vous éclaireront dans votre voyage temporel. Et vous vous surprendrez à sourire : « Tiens ! Cela me revient ! J’entends encore, cet après-midi-là, le bruit des bouteilles de bière que Grand-Père décapsule tandis qu’il regarde le tiercé à la télévision avec ses copains. »
Aussi, ne craignez pas de ne pas vous souvenir de votre vie.
Car la Vie, elle, se souvient de Vous ! En tant que biographe, j’en suis témoin !
Toute petite, j’assistais à tes séances de bricolage. Je me souviens comme tu soudais. De crépitantes lueurs jaillissaient de tes doigts. Tu viens du pays des forges, des flammes qui se lèvent haut. J’appartiens, moi aussi, par ton sang, à ce pays de suie et de feu, à cette succession de villages et de villes qui se terminent par -Ange (Algrange, Volmerange, Gandrange, Hayange), à ces paysages constellés d’étoiles noires, tombées sur les toits et les chemins. Maintenant, tu es feu. Mais lorsque je traverse cette région en voiture ou en train et que je vois le soleil briller sur l’acier rouillé, il me semble que ta main invisible soude dans une myriade d’étincelles mes jours reliés à toi depuis le ciel.
Ma mère et moi déplaçons nos chaises selon le mouvement des nuages devant le soleil.
Soudain, ma mère me demande :
-Qui est cette Autre assise à côté de toi ?
Je lui réponds de ma voix qui se veut la plus calme :
-Mais Maman ! Il n’y a que nous deux !
A moins que… ma mère ne voie une véritable amie d’âme, invisible pour moi qui me sens seule parfois…
Ma mère me donne des nouvelles de ses parents qui ont, paraît-il, loué un studio dans la grande avenue et font leurs courses tous les jours dans la petite épicerie qui n’est qu’à quelques pas d’ici.
Oui, ils sont bien revenus de l’au-delà, plus jeunes qu’autrefois.
Si tu le veux bien , on organisera un déjeuner dimanche prochain, puisque ce sera Pâques.
Tu pourras te libérer, j’espère… Il faut que je prévoie le menu. Et si je faisais un soufflé aux pommes de terre ? Après, on partira pour une promenade…
On est le quatre août mais peu importe. Claire et Pierre s’annoncent à notre porte dès la première note de cloche.
Ma mère s’inquiète de savoir si l’arbre sur la place du village de son enfance a dépassé les tuiles de sa maison.
Puis, elle se plaint que ses ongles sont trop longs.
Alors, je les lui coupe.
On est tranquille. Ils peuvent repousser au rythme monotone des jours
pendant que la mémoire gambade dans un autre temps
Ma mère me dit : Prends les clés de l’appartement et ne rentre pas trop tard. Il y a deux ans encore, ces mots auraient eu un sens correspondant au présent où ils auraient été prononcés. Mais aujourd’hui, nul besoin de prendre les clés : toutes les portes sont ouvertes. En guise d’appartement, ma mère a une petite chambre toute blanche, avec, en face de son lit, la photo d’un voilier, long pétale qui glisse à fleur de sa plage préférée : Roscoff où elle aurait aimé un jour retourner. Et si je pars, je ne rentre pas. Je reviens seulement la semaine suivante. Ma mère a beaucoup oublié. Elle n’a plus la notion du temps. Mais ses mots, eux, ont gardé la mémoire.
Tu es mon grand-oncle, c’est-à-dire le frère de ma grand-mère paternelle.
Tu étais mort depuis longtemps quand je suis née.
De toi il n’y a nulle photographie. Alors, j’invente ton regard, la couleur de tes cheveux, ton sourire. Je crois que tu avais une moustache mais je n’en suis pas certaine.
Je ne t’ai connu que par ce que l’on disait de toi qui, à jamais réduit au silence, ne pouvais te défendre et rétablir la vérité.
On te prêtait des pulsions obscures, animales, une sorte de colère archaïque, un tempérament caractériel.
La famille ne résuma ta courte vie que par deux actes.
Le premier est qu’un soir d’été, tu avalas en entier le noyau d’une pêche. Tu échappas par miracle à l’étouffement et à l’occlusion intestinale. Le lendemain, paraît-il, le noyau ressortit par ton rectum sans causer de dégâts.
Le second acte te fut, en revanche, fatal. Tu eus la malchance de vivre sous la période de l’Annexion de la Lorraine qui était alors en guerre comme le reste du pays. Tu travaillais dans une usine dirigée par les Allemands. Lors d’un déjeuner, tu ne supportas pas la remarque d’un commandant.
Tu lui lanças la soupière à la figure.
Le lendemain, tu dus partir sur le front russe sous les couleurs du drapeau allemand.
Tu mourus, fauché par une balle dans l’uniforme de l’ennemi.
J’imagine le vermillon de ton sang dans la neige bleue de Russie, ce sang que nous avons en commun.
Tu représentas définitivement la honte. Aucun membre de la famille ne voulut te réhabiliter. Moi, je ressens aujourd’hui ta colère comme un mouvement de révolte, un désir de liberté et de dignité. Ton impulsivité n’a été que l’expression de la vie. Et pour la vie tu mourus.
J’ignore si ton corps fut rapatrié et où on t’a enterré.
On ne répare pas le passé.
Mais à toi dont le prénom s’est toujours murmuré dans l’ombre,