Chère page,
Je te présente le jardin de mon enfance.
Voici les grands arbres : le platane, le sapin, le chêne et, plus loin, le mirabellier près du cordeau où les draps fraîchement lavés dansent dans le vent comme de larges ailes blanches.
Et voici, au centre de la pelouse, le petit marronnier qui fleurit tant au printemps. Il prépare pour mes poèmes la corolle de son ombre dorée.
Je connais de nombreuses cachettes : dans ce buisson, je me loverai quand je ferai de fausses fugues pour fuir l’autorité de ma famille.
Dans le jardin de mon enfance, l’herbe est odorante après la pluie. Les soirs d’orage, lorsque l’air s’apaise une fois les tambours passés, je la vois luire sous la lune.
Voici aussi, chère page, le muret couvert de mousse sous laquelle courent des fourmis rouges qui piquent quand elles montent aux mollets, la porte verte des dépendances qui s’ouvre en grinçant sur les bicyclettes couchées dans l’odeur du salpêtre.
Des raisins aigres pendent de la vigne. Leurs grains minimes tombent sur le petit banc de bois destiné à la chatte sauvage et à la jeune fille songeuse que je deviendrai.
Là-bas, le plant de tomates déjà roses.
Plus loin, le forsythia avec sa belle neige de fleurs d’or qui attire les papillons mouchetés. A l’orée de l’automne, ses flocons jonchent les flaques de l’allée. On en coupe des rameaux pour Noël, que ma mère dispose en bouquet dans un long vase.
Tu connais maintenant la cour grise encerclée par une haie de rosiers où je ferai chaque matin d’été la toilette de mes poupées.
On s’approche maintenant de l’épais lierre grimpant jusqu’aux fenêtres des chambres, étoilé de pucerons et d’araignées qui m’effraient au moment du coucher s’ils ont eu l’heur d’entrer.
Le jardin ne se finit jamais, chère page, car le grillage de la clôture est troué. Les herbes folles des champs voisins y glissent leur pointe sifflante et les coquelicots y épanchent leur sang.
La flamme rousse d’un écureuil venu du fond de la forêt s’élance et s’accroche au chêne.
Entends-tu chanter dans les feuillages, toi, ma page de silence, les mésanges, les bouvreuils, les chardonnerets originaires de la clairière dont la lisière tremble comme une onde bleue dans le matin ? Entends-tu ces voix qui s’élèvent dans ta blancheur ?
Un matin, les herbes hautes se sont écartées et deux yeux nous ont fixés. C’était une biche. A l’instant même de notre découverte, elle a disparu.
Je confierai toutes mes voix secrètes, mes peines et mes rêves à ce jardin.
En soulevant une feuille, une brindille ou un fétu, j’espèrerai rencontrer une elfe.
Il me semble entendre bruire à l’heure du sommeil les rires des fées dans le silence.
Je me promène le lendemain matin en quête d’un lutin.
Et je garde confiance… L’enfance n’est rien sans attente émerveillée.
Ce jardin, je le contemplerai longtemps quand je chercherai un sens à ma vie.
Je déchiffrerai l’alphabet de ses feuilles, de ses racines et de ses pierres.
Je serai témoin de ses métamorphoses au fil des saisons – son roux ardent, ses branches grises, ses bourgeons jaunes, les lueurs de ses pollens dont il faudra me protéger pour me préserver des crises d’asthme et que je verrai virevolter avec le regret de ne pouvoir participer à leur ronde derrière la vitre de la véranda.
Ce jardin me donnera un chat, des poèmes, des promenades.
Je prêterai l’oreille à la houle du vent qui surgira à chaque instant au-delà des frondaisons.
Rythme du jardin qui me précipite inéluctablement dans le rythme de la vie avec ses gains et ses deuils, ses échecs et ses succès.
Grandir dans l’oubli contraint des belles choses.
Être sérieuse, peut-être uniquement par orgueil – ou par peur.
Ne plus contempler mais expliquer.
Nommer au lieu de ressentir.
Apprendre.
Les saisons ne se définissent plus selon les couleurs, les plantes, les senteurs mais selon les notes, les devoirs, les évaluations.
Me dompter moi-même. Me discipliner pour que les autres n’aient pas le plaisir de le faire, moi l’herbe rebelle, dite « mauvaise », la fleur sauvage.
M’éloigner, année après année, de mon rêve de vie. Parce qu’il en est ainsi et que la société demande de vivre au lieu de rêver.
Pourtant, je ne suis jamais sortie du jardin aux mille songes entrelacés par les fées.
Toutes ses ramures réunies me murmurent l’essentiel du monde.
Son souffle me guide comme une feuille vers toi, chère page.
Tu as, c’est sûr, une marge, des lignes, une bordure qu’on ne peut franchir.
Et pourtant, quand je te confie mon enfance avec des déliés réguliers,
le jardin continue, de mot en mot,
sans grillage.
Géraldine Andrée
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