Tristesse de ne pas revoir aujourd’hui au Livre sur La Place Jeannine Burny, la compagne poétique de Maurice Carême et la fondatrice de La Fondation Maurice Carême.
En deux-mille-dix, elle m’avait montré dans un vers, parmi les bruits et les remous de la foule, le sentier calme, vert et vif d’un poème.
Les mots y étaient si simples, si peu nombreux et si vrais que ce sentier avait été tracé par le Poète pour aller droit à l’âme.
« Les jours n’avaient plus d’ombre. Juin semblait infini Et, dans les prés sans nombre, Au loin, tout retardait la nuit.«
C’était tout simple extrait du recueil Dans la main de Dieu
Je m’attarde dans mon propre murmure. Alors que tout le monde est déjà couché, je reste là, assise à la table du jardin et, sous la bougie qui se consume doucement, j’ouvre mon journal intime et j’écris.
Un lecteur potentiel serait bien déçu. Il ne trouverait pas ce que j’ai vécu, expérimenté, les interdits que j’ai transgressés, mes peines de cœur du genre « Matthieu ne m’a pas regardée… »
Il entrerait seulement dans des pays qui ne figurent sur aucune carte, les étendues de fleurs de ma solitude, des paysages-états d’âme, comme dit ma professeure de français, les terres sans confins de mes sentiments.
Je n’ai que seize ans et je ne sors pas avec les copains. Je ne fume pas de joint, adossée à un mur de la rue en riant bruyamment. Je ne rentre pas tard au point d’inquiéter mes parents. Mais ceux-ci se font du souci autrement. Ma plume m’emmène hors de la maison ; le fil de mon encre m’éloigne de la vie quotidienne, faite de disputes et de rancœurs. ILS ne peuvent pas me rattraper car ILS ne savent pas où je me situe. Je rogne les marges. Mes nuits sont des pages vierges, des plages blanches sur lesquelles ma rivière dessine ses méandres lisibles pour moi seule.
Ma mère me crie :
-Va te coucher !
Pourquoi ? Je suis déjà dans un long rêve !
Je vois à ses yeux qu’elle a peur des rives secrètes que j’accoste, peur des secrets que je peux entrapercevoir à travers le regard des mots.
Et si c’était vrai ? Si ma traversée était définitive ? Si je passais de l’autre côté du miroir du réel ? Si je ne revenais pas de l’écriture ?
En écrivant dans ce journal d’adolescente, j’apprends aux autres à vivre sans moi.
Une fois que tu as obtenu ton Bac de Français, tu prends ton envol. C’est le jour de l’embarquement. Tu te souviens encore du tee-shirt blanc à pois bleus qui dénude tes épaules et dessine ta poitrine naissante. Tu prends l’avion pour des vacances à Sallanches. En vérité, l’avion est tout petit et il y a peu de monde qui monte. « C’est un coucou » comme dit ta mère. Mais peu importe. Tu prends ton envol pour le marché aux fleurs et aux fruits que tu parcours le matin avec ta tante, un panier d’osier à la main. Tu prends ton envol pour le chemin derrière la maison qui fleure bon le gazon. Tu prends ton envol pour le champ d’avoine folle que tu traverses à toute vitesse, juste avant l’orage, pour le sifflement du vent qui t’enivre et dont la force s’apprête à arracher ton livre que tu tiens pourtant serré contre ton sein. Tu prends ton envol pour la chanson de Cabrel, L’encre de tes yeux, que ton oncle te fait écouter près de la lampe à pétrole.
Tu prends ton envol pour les après-midi de pluie qui frappe la mansarde pendant que tu recopies des poèmes que tu ne trouves jamais réussi dans des cahiers neufs et vite salis. Tu prends ton envol pour ton désir de ressembler à la poétesse Marie Noël sans jamais y parvenir, mais tu es si jeune alors ! Tu prends ton envol pour cette journée au lac que tu passeras seule, tes cousins t’ayant abandonnée pour jouer avec leurs copains. Et tu prends ton envol pour chaque grain de sable que tu compteras en les laissant glisser entre tes doigts. Tu prends ton envol pour la conscience que tu as déjà de la vie qui passe et de la solitude qui t’accompagne en tout lieu. Et tu te revois, adolescente qui te sourit de loin aujourd’hui. En vérité, c’est toi qui t’envoles vers elle, en prenant pour ailes ce poème.
Géraldine
Extrait de mon récit de vie inédit La Dernière qui sera publié où quand comment je ne sais
J’ai rêvé que tu marchais, libre et légère, dans la lumière. Tu portais des sandales brillantes et la robe de tes dix-sept ans. Et tes pas sonnaient sur les pierres. C’était comme si l’écho de ton passage m’accompagnait dans ce songe qui m’emportait. Je t’ai demandé, de ma voix redevenue claire : « Où vas-tu ainsi ? Vers quelle invitation ? Vas-tu vers la chambre d’un amant ? À un concert ? » Tu m’as répondu en riant : « Je vais vers la Vie ! » Et tandis que les notes de ta voix tressautaient vers l’instant suivant, tels les grelots du jouet de la joie, tu souriais encore en regardant le ciel de mon rêve blanc comme une page qui attend l’histoire à venir.
Au cœur de la nuit, la fête nous a soudain lassés : trop de musiques, de visages, de lumières. Tu m’as demandé : -Et si on sortait prendre l’air ?
Dehors, le feuillage doucement bruissait. Et sur nos pas, le sentier exhalait une odeur d’herbe mouillée. Nous étions déjà au bout du jardin quand j’ai appris que tu étais marié et que tu habitais assez près d’ici.
Et toi, comment va ta vie ? Nous ne nous sommes pas aperçu que nous franchissions le seuil de la grille. Au fil du récit de nos épreuves et de nos prises de conscience, nous nous étions éloignés du domaine d’Amance.
Les lampes se faisaient rares. Bientôt, le chemin devint obscur et le silence, absolu, nous enveloppait comme du tissu
que piquetait de temps en temps le frétillement de quelques fétus transportés par la brise.
C’est lorsque nous avons atteint la Pierre de la Source que je t’ai entendu dire : -Maintenant, je suis paisible.
Tout autour de nous – les arbres, les haies, les buissons – était si noir que nous ne pouvions plus voir nos yeux.
Mais nous nous regardions par l’intermédiaire des mots et au-dessus de nos cils, tremblaient les lueurs d’Orion.
Je me souviens que nous n’avions, alors, pour nous guider, que le pas de l’autre et ce mot qui s’ajoutait
par intermittence en guise de réponse à une phrase qui demeurait en attente.