Fais ton inventaire !
Géraldine Andrée
Géraldine Andrée
L’auteur de la Beat Generation, Jack Kerouac, a écrit :
Accepte la perte pour toujours.
Je me souviens :
Toute petite, je livrais à la force de la rivière
les brindilles dépouillées de leurs lueurs,
les cailloux ternis,
les feuilles rouies,
les pétales flétris.
Comme l’enfant abandonne à l’eau
ce qui n’est plus utile au jour présent,
dépose dans le flot de l’encre,
tes regrets, tes remords, tes peines,
tes mots qui ne sont plus que silences.
Que veux-tu confier
à la volonté du courant ?
Moi, c’est mon père, ma maison natale, la lampe de mon enfance,
tous mes journaux intimes pour lesquels
je n’ai pas de valise assez profonde.
Laisse aller, comme dit Jack Kerouac,
ce qui doit te quitter…
Laisse-le franchir la marge,
déborder de la page,
s’éloigner de ton cœur
qui lui donne de l’élan
en continuant à battre.
Fais suffisamment confiance
au mouvement de ton écriture
qui fait que deuil et vie,
mort et naissance
se rejoignent
et souris bien plus tard
lorsque, en te relisant,
tu prendras conscience
que l’ample phrase
de ton chagrin
s’est confondue
avec le point d’une étoile
dans le ciel blanc.
Signe ultime
qu’une autre histoire
entre l’Univers
et Toi
commence.
Géraldine Andrée
Joan Didion, l’auteure américaine qui m’a aidée à cheminer à travers le pays du deuil avec L’Année de la pensée magique est décédée aujourd’hui des suites de la maladie de Parkinson. J’aime cette écriture intime et sèche à la fois. J’espère qu’elle a retrouvé son mari John Gregory Dunne et sa fille Quintana dans Le Bleu de la nuit.
« La vie change vite.
La vie change dans l’instant.
On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête.
La question de l’apitoiement.
La vie change dans l’instant.
L’instant ordinaire.«
Joan Didion
L’Année de la pensée magique
Géraldine Andrée
Je me souviens quand je l’ai oublié.
Je ne saurais, bien sûr, vous dire la date ou l’heure.
Mais je sais que c’était en juillet deux-mille-un.
Nous nous étions disputés, le matin :
c’était une dispute si violente,
qu’elle laissât mon âme épuisée, sans dignité, criblée de silences.
Dans une sorte de perte de conscience
qui fait de chaque acte un réflexe,
je me suis dirigée vers la mer.
Je ne prêtais pas attention
au soleil qui dansait dans le bleu.
Un voile était tombé devant mes yeux
qui, emplis de larmes, de grains de sable et de sel
me brûlaient jusqu’aux tréfonds
de mon être.
Je voyais seulement
le lointain infini
et je voulais m’y confondre, m’y noyer, disparaître
dans sa couleur sans limite
pour l’oublier, lui – croyais-je -,
ainsi bercée jusqu’à la nuit.
Mais, en m’approchant davantage
du rivage
– j’avais retiré mes sandales
par simple réminiscence
des vacances de mon enfance
au bord de l’Atlantique -,
une petite vague
ourlée de dentelle
que piquetaient des étincelles
vint à ma rencontre.
Ce n’était point un rendez-vous,
mais le mouvement naturel
de l’eau qui se mêle
à la lumière
et qui, dans sa beauté, vous appelle.
Alors, je me suis avancée vers elle.
La vague – ou une sœur qui lui ressemble –
est montée jusqu’à mes jambes,
puis elle a étreint ma taille, mes épaules.
Il m’a semblé que j’étais entourée
d’une écharpe douce et fraîche.
Ma robe de flanelle
que je n’avais pas ôtée
flottait autour de moi, telle une corolle.
En initiant une grande brasse,
j’ai cru serrer contre mon cœur
toute l’immensité
et – vous l’avouerais-je ?-
c’est alors que la mer
m’a ouvert ses bras
et que je l’ai oublié.
Géraldine Andrée
Il ne me reste
qu’une seule
pensée pour toi
mais c’est une pensée
qui réunit
tous les chemins
de juin,
l’écume de la vague
qui tremble
comme une dentelle
autour des jambes
de la brise,
les corbeilles
de dattes brunes
et de figues séchées
sous le bras,
les roses
du jardin suspendu
devenues mauves
sous le clair
de lune,
les flammes
qui confient
à l’ombre
leurs phrases
rousses,
les encorbellements
des ruelles
espagnoles
d’où vole
un rayon de soleil
jusqu’à ton cou,
les orangers
de Tunisie
bordant
la route
à fleur de désert,
le pont
qui enjambe
l’écrin bleu
de quelques
nénuphars,
l’étoile
d’un ciel d’août
que tu emportes
dans ton regard,
ta peau chaude
et blonde
comme du pain
au matin,
notre terrasse
qui se prolonge
au-dessus du monde,
et notre voyage
dans la nuit
avec les phares
qui nous éclairent
juste pour une seconde
supplémentaire…
Je n’ai pas peur.
Ces lueurs
suffisent
pour continuer
jusqu’à la maison.
Il ne me reste
qu’une pensée
pour toi
mais c’est une pensée
qui rassemble
en un seul poème
tout ce que nous avons vécu
ensemble.
Géraldine Andrée
Alors que tu as quitté ton corps
depuis longtemps,
je vois encore
palpiter la veine
de ton cou
comme autrefois
quand assis
au soleil,
tu lisais
ton journal.
C’est une pulsation
si lente
et si régulière
qu’il me semble
qu’elle fait battre
la lumière
dans le jour
et je trouve
si étrange
cette force
de la présence
qui continue
à prendre
chair
dans l’absence
que je me demande
si ce n’est pas la raison
pour laquelle
j’écris
ce poème :
accorder
dans le mouvement
du sang
bleu
de mon encre
le rythme
patient
de ma plume
avec le pouls
fidèle
de ton cou
qui, peut-être, se penche
sur ce blanc
silence
que tu m’as laissé…
Géraldine Andrée
Après que j’aurai tout écrit
je quitterai la chambre
laissant la feuille au centre
du silence
qui luit
Géraldine Andrée
Ne plus jamais manger dans les assiettes de l’enfance
celles où brillaient jadis les reflets d’ambre
de la soupe éclairée par la lampe
et que salaient souvent mes larmes
pour une mauvaise note ou une vénielle désobéissance
Ne pas recouvrir avec le fruit d’aujourd’hui
la fleur qui s’émaille
Enfouir les assiettes de l’enfance
dans l’ombre de l’armoire
comme au cœur de la tombe d’un pharaon
après les avoir ensevelies
dans du double papier journal
Et oublier que l’on a une mémoire
Oublier que l’on a souvenance
de l’enfance qui repose dans la nuit
Garder pour soi cet oubli
Géraldine Andrée
Le beau rivage de l’été
est parcouru d’un vent glacé
Je crois que je peux descendre
jusqu’à la vague
pour retrouver ce souffle
qui s’enroulait autour de mes hanches
et me faisait dériver doucement
vers la lumière
Mais le vent m’avertit
que si je vais plus loin
la vague fouettera mon visage
de sa haute main
et que le voyage
vers l’azur brun
sera inexorable
C’en est fini de l’été
de l’abandon
à la confiance
immense
de l’océan
Alors je rebrousse chemin
Je remonte la pente
de la plage
et je m’en retourne
vers une autre rive
celle de la page
que mon souffle
élargit
jusqu’à cette lueur bleue
là-bas
ce point ultime
qui me fait signe
aussi loin
que me porte
la foi
de mes yeux
Géraldine Andrée
Tu marches sans cesse dans ma mémoire
Je me souviens de tes pas
Ton pas qui se fait lourd au retour des courses
Ton pas à côté du mien lors d’une ultime promenade, le mois qui précède ton départ pour là-bas, son écho régulier sur le trottoir
Ton pas quand tu traînes des branches noires pour le grand feu d’été, fin août, sur le chemin de l’ancien jardin
Ton pas qui ne cesse d’approcher le seuil de ma chambre dès que je suis seule avec mon premier amoureux, ton pas qui m’épie, me met en garde ; ton pas qui me traque et qui m’agace
Ton pas pendant que tu déambules derrière ma porte, à la fin de ta vie ; je ne sais alors ce que tu cherches, sans doute quelque chose que tu as perdu depuis longtemps et qui à moi aussi m’échappe
Ton pas lorsque tu réfléchis, mains derrière le dos ; le pas traînant de ton souci, de tes non-dits
Ton pas qui fait retentir chaque marche d’escalier et craquer les parquets
Ton pas qui foule les feuilles tombées, disperse les plumes détachées des oiseaux
Ton pas qui m’effraie, enfant, car il m’avertit que tu vas me gronder
Ton pas qui m’empêche de rêver, de jouer, qui vient m’annoncer l’heure de me mettre au travail
Ton pas, métronome du temps où je dois abandonner la vivacité de mon rire et redevenir sage
Ton pas qui interrompt mon songe de joie, mes escapades dans d’autres vies, mes voyages sur des océans de couleur
Je pense à ton pas qui a longé les couloirs de l’hôpital, jusqu’à cette salle blanche où tu as cessé brutalement de respirer – tu avais mis pour cela des chaussettes propres
Je t’entendais toujours revenir
Je ne t’ai pas entendu partir, cette nuit-là
Je veux croire
que ton pas, si pesant souvent et si lent, s’est fait plume, flocon, poussière de soleil, un soir de novembre
Peut-être que tu t’es délivré de cette manière de te déplacer propre à cette vie ; peut-être que cela ne t’était plus utile et que tu t’es élancé comme les ailes de ce papillon moucheté qui voletait au bord de la fenêtre de ta chambre, trois semaines avant ton départ
Peut-être que tu as traversé les murs, sans adresser de signe d’au revoir à nos regards
J’ose espérer que tu t’es élevé au-dessus de ces océans de couleur dont je te soutenais l’existence malgré ton refus d’y croire
Ton pas en tout cas
est là
Il martèle chacun de mes jours
Il permet – j’en suis certaine –
à chacun de mes poèmes
de s’écrire,
d’advenir
lentement
mais sûrement,
de laisser sa trace
dans ma vie
Telle est ton absence
Tu entres en moi
et tu ne sors pas
C’est pour cela,
je crois,
que je ne mets pas
de point
final
au souvenir
de ton pas
Géraldine Andrée