Je suis allée voir le film Dunkerque. J’ai assisté à la fureur, à l’Apocalypse, au sacrifice de tant d’hommes alors que sous le ciel d’un bleu pur, la mer scintille de toutes ses paillettes au soleil.
J’ai rêvé, il y a quelques nuits, que je retrouvais Dunkerque où j’ai vécu pendant sept ans. Je parcourais la ville, je revoyais ses briques rouges, ses terrasses, ses maisons à Malo. Je louais une petite chambre. Par la fenêtre, j’avais rendez-vous avec la mer bien qu’elle et moi, nous ne nous soyons jamais réellement quittées.
J’en garde la mémoire avivée par d’autres mers telles que la Méditerranée.
Il me souvient d’avoir demandé à mon père, un soir d’hiver, quand j’étais petite, à quoi ressemblait Dunkerque. Mon père me répondit que ce n’était pas une ville folichonne. Elle avait été entièrement détruite sous les bombardements, puis reconstruite avec des bâtiments identiques. C’était surtout un port industriel, où l’usine Sollac – dans laquelle mon père travaillait aussi, à Florange – était en plein essor.
Qu’importe ! Ce nom, Dunkerque, me faisait rêver.
Un jour, par le plus grand des hasards – mais la destinée revêt souvent l’apparence du hasard, selon Einstein -, j’ai retrouvé, adolescente, un cahier brun aux pages jaunies, sur lesquelles courait une écriture fine, régulière, appliquée, à l’encre noire. C’était le Journal de Guerre de mon grand-père qui a fait la bataille de Dunkerque. Il y était inscrit le numéro de son régiment d’infanterie : le quarante-troisième.
Sur le sable blanc mouillé par la marée montante, j’ai suivi, pieds nus, les traces des bottes de mon grand-père.
J’ai posé le même regard que lui sur les dunes battues par les vents.
Comme lui, je me suis avancée vers le fouet des vagues. Je me suis très peu baignée dans cette mer que je trouvais excessivement froide. Mon grand-père, en revanche, y a trempé en grelottant tout son uniforme.
L’azur entre les pluies était d’un bleu si intense qu’on aurait voulu y disparaître. Pour mon grand-père, c’est d’un tel bleu innocent que pouvait surgir la mort, transportée par le météore d’un avion bombardier.
Mon grand-père a été sauvé. Il fait partie des miraculés qui ont été évacués en Angleterre. Il a vu les falaises du Dorset avant moi qui y ai accosté en tant qu’étudiante.
Dans l’album des aïeux, il pose, vêtu de son uniforme du Quarante-Troisième Régiment d’Infanterie, sur une photographie pâlie, avec ses camarades rescapés. Je l’entends rire aux éclats dans le silence de l’image.
J’ai une collègue et amie qui a vécu comme moi à Dunkerque. Elle y retourne souvent. Elle me parle des vagues qui cinglent les hanches, des gifles du vent – du ravissement que provoque la témérité des éléments.
Certes, il n’est rien de plus facile pour moi que de me rendre à Dunkerque. En TGV, j’y arrive en trois heures.
Mais j’ai peur. Peur du retour des anciens visages, de mes vieilles histoires d’amour achevées, de mes douleurs, de mes bonheurs aussi. Peur du violent mystère de mes émotions dues à un karma qu’il me fallait courageusement traverser.
Peur de mon passé dont il me semble qu’il est devenu une vie antérieure.
Pourtant, je possède un autre passé, bien avant que je ne sois née, un passé qui m’appartient tout autant que celui de ma propre vie, le passé de mon grand-père qui a remporté la victoire pour la Vie.
Un jour, je répondrai à l’invitation de mon rêve d’il y a quelques nuits.
La petite chambre à Malo m’attend.
Après que j’aurai tourné la clé dans la serrure et que la porte se sera ouverte, je m’approcherai à pas lents de la fenêtre. Quelle que soit l’heure, je serai à l’heure au rendez-vous, celui de la rencontre du bleu qu’a traversé courageusement Pierre.
Je laisserai monter dans ma mémoire la mer de mon Grand-Père.
Géraldine Andrée
Le journal de mes autres vies
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